Mon frère ========== * Kaylynn Purdy Mon frère aîné, Blake, avait 6 ans de plus que moi. Malgré la différence d’âge, je n’ai jamais eu l’impression d’être son énervante petite sœur. Il m’a enseigné à lacer mes souliers à l’âge de 4 ans, à jouer au basketball dans l’allée, à me battre correctement si j’avais à le faire et même à agencer des rimes pour composer mes propres raps. Il avait un œil pour la mode et on m’offrait toujours des compliments lorsque je portais l’un de ses présents. Il était aussi mon champion. Lors de ma remise de diplôme du secondaire, le cri de Blake — « Vas-y, petite Kaykay! » — a retenti au-dessus de toutes les autres voix entre les murs du gigantesque auditorium. Il était réellement le meilleur grand frère qu’une petite sœur pouvait avoir. À 18 ans, Blake a déménagé à Vancouver, un grand changement pour un jeune qui a grandi au sein d’une petite ville dans les Kootenays, mais il aimait la vie citadine et son travail d’installateur de comptoirs en marbre. À 24 ans, il a repris ses études pour obtenir un diplôme de commerce. Vers la fin de sa première session, il a développé une psychose. Il a fini par obtenir un diagnostic de schizophrénie après avoir été admis dans une unité psychiatrique fermée. J’étais en première année d’université. Pendant les 6 années suivantes, malgré son diagnostic, il semblait être le même grand frère que j’avais toujours connu. Il travaillait comme paysagiste, continuait à exceller dans des sports comme les arts martiaux et avait fait quelques autres cours d’université; il nous téléphonait toujours et nous faisait parvenir des présents lors des anniversaires, et il revenait à la maison chaque année pour célébrer les fêtes comme l’Action de grâces ou Noël. Il aimait profondément sa famille et ses amis. ![Figure1](http://www.cmaj.ca/https://www.cmaj.ca/content/cmaj/193/47/E1828/F1.medium.gif) [Figure1](http://www.cmaj.ca/content/193/47/E1828/F1) L’auteure et son frère devant les bâtiments du Parlement de Colombie-Britannique en 2014. Image courtesy of Gracieuseté de Kaylynn Purd Mais son diagnostic et mon inquiétude étaient toujours présents. C’était en partie la raison pour laquelle je voulais devenir médecin. J’ai fréquenté l’École de médecine du Nord de l’Ontario. Pendant ma troisième année, je me suis envolée pour Vancouver le temps d’une fin de semaine pour passer une entrevue afin d’obtenir (sans succès) une bourse Rhodes, et j’ai déjeuné avec Blake. Il était en retard, ce qui ne lui ressemblait pas. Il était profondément fatigué et semblait un peu différent, pas le Blake que je connaissais, mais je n’arrivais pas à mettre le doigt sur ce qui n’allait pas. Il n’a pas parlé beaucoup, et moi non plus, car j’étais nerveuse pour mon entrevue. Nous nous sommes fait un câlin et dit au revoir. C’est la dernière fois que j’ai vu mon frère « bien ». À peine 3 mois plus tard, le Blake que je connaissais avait disparu. Ses hallucinations avaient pris le contrôle de son esprit et de son corps. Il passait son temps à entrer et à sortir de l’hôpital. Notre famille perdait contact avec lui pendant des jours, parfois des semaines. Peu après, il est devenu itinérant, vivant dans la rue à Vancouver. Il appelait de cafés qui lui permettaient d’utiliser leur téléphone ou il envoyait des courriels à partir d’ordinateurs de bibliothèques publiques, demandant de l’argent quand il en avait besoin. Il m’avait dit qu’il aimait dormir à l’extérieur, sous les étoiles de la plage du parc Stanley, car c’était l’endroit où son esprit était le plus clair. J’étais étudiante en médecine et mon frère dormait à l’extérieur dans des couvertures d’hôpital volées. Blake était devenu un secret qui m’accompagnait partout où j’allais. J’avais peur d’être perçue comme étant imparfaite et « non digne » d’être médecin si on apprenait que mon frère était itinérant. Pendant que Blake arpentait les rues de Vancouver, je marchais le long des couloirs des hôpitaux, essayant de devenir la brillante médecin que j’étais censée être. J’aurais voulu pouvoir sacrifier tout cela pour retrouver mon frère. Blake s’est tourné vers l’usage de substance pour calmer la tempête qui avait envahi son esprit. Sa toxicomanie a progressé au même rythme que sa schizophrénie, engendrant un cercle vicieux où chacune aggravait l’autre. Mais malgré ses hallucinations, Blake essayait encore de faire passer sa famille en premier. Il pensait que les démons de son imaginaire voulaient s’en prendre à sa famille et que sa responsabilité était de les combattre pour nous protéger. Pendant que Blake occupait ses journées à combattre des démons imaginaires, je suis devenue résidente en neurologie à l’Université de l’Alberta. Nos mondes étaient à des années-lumière l’un de l’autre. Blake était inflexible dans sa décision de demeurer à Vancouver; c’était l’endroit où il avait choisi de vivre. Nos parents résidaient toujours dans les Kootenays et j’étais à Edmonton. Soutenir Blake à distance entraînait de fréquents voyages à Vancouver pour être près de lui. Lorsque nous marchions ensemble dans la rue, nous attirions souvent les regards. À une occasion, un passager dans l’autobus m’a glissé une note me demandant si j’étais bien et si j’étais en sécurité. Il supposait qu’une personne comme moi ne pouvait fréquenter une personne comme Blake de son propre chef. J’ai répondu sur le papier « C’est mon frère » et je l’ai redonné à la personne. Elle m’a regardée, puis Blake, avec un air stupéfait et horrifié. Blake ne voulait pas fréquenter certaines rues; il avait peur de certains propriétaires de magasins ou de restaurants qui l’avaient traité méchamment en raison de sa maladie mentale. Lorsque nous mangions au restaurant, j’entendais les commentaires du personnel et des clients qui chuchotaient à son sujet. J’étais profondément troublée par le fait qu’ils ne voyaient qu’un aspect de Blake: l’itinérant. Ils ne pouvaient savoir qu’il était le gentil grand frère qui ne se plaignait jamais lorsque sa petite sœur voulait « jouer à se déguiser » avec lui. Notre mère avait mis un terme à sa carrière d’enseignante de façon précoce en raison de l’immense charge que le soutien de Blake représentait. Elle a toujours été là pour lui, que ce soit en l’accompagnant lors de ses hospitalisations, en remplaçant une carte d’identité ou une carte bancaire perdue ou en assurant la liaison avec son équipe de psychiatrie au sujet des modifications des doses de médicaments ou du besoin de procéder à des évaluations en raison de l’aggravation de sa psychose. J’essayais d’aider à distance. Blake avait ce don incroyable de m’appeler au beau milieu de la nuit lorsque j’étais de garde parce qu’il manquait d’argent pour payer la facture d’un restaurant ou d’un bar. C’était comme s’il savait que j’étais le seul membre de notre famille à être encore éveillé (et il avait raison). J’ai toujours payé ses factures. Cela signifiait qu’il continuerait de m’appeler et que je saurais qu’il est en sécurité; par sa voix, son langage et ses pensées, je pouvais dire comment il se portait mentalement. Le 3 février 2021 est la dernière fois que nous avons communiqué; j’ai payé sa facture à un restaurant de sushis de Gastown à 21 h 37. Dix jours plus tard, le 13 février, Blake est décédé d’une surdose de méthamphétamines contaminées au fentanyl. Il avait 34 ans. Je préparais une présentation de cas pour la tournée au moment de son décès. Il est mort seul, dans un hôtel bon marché de la rue Granville au centre-ville de Vancouver, dans une chambre avec un matelas posé sur le sol, un évier et une photo de notre famille posée sur le radiateur. Le lendemain, le personnel de l’hôtel nous a téléphoné pour nous offrir ses condoléances, et c’est alors que nous avons appris son décès. Blake a été stigmatisé pour tant de raisons: sa peau et ses cheveux foncés, ses tatouages, sa maladie mentale et ses dépendances. On a automatiquement associé une étiquette à Blake, de son vivant et après sa mort, même s’il avait le droit d’être d’abord perçu comme une personne, un fils, un frère et un ami. Il a glissé à travers tous les filets de sécurité qui tentaient de le retenir. Il est décédé tragiquement, à un jeune âge et d’une cause évitable, même si notre famille a fait appel à toutes les ressources que nous pouvions trouver. Blake représentait tout pour moi et pour le reste de ma famille. Son décès a affligé plusieurs personnes dans de nombreuses communautés à l’échelle de la Colombie-Britannique. À sa mémoire, on a offert plus de 14 000 $ au Programme de traitement communautaire dynamique de la Colombie-Britannique. Il n’était pas une autre victime anonyme de la crise des opioïdes. Il avait des amis et une famille qui l’aimaient. C’était mon frère. Je suis médecin, avec la capacité de sauver des vies, et malgré tout, je n’ai pas pu sauver mon propre frère. Si Blake — une personne avec une famille entière derrière lui, travaillant au quotidien pour l’aider — est décédé, comment peut-il y avoir de l’espoir pour les personnes qui n’ont pas ce soutien? Pour changer le résultat pour des personnes comme Blake — itinérantes, toxicomanes et aux prises avec la maladie mentale —, il faudra plus que quelques personnes bienveillantes; tous les membres de la société devront faire tout en leur pouvoir. Pour commencer, lorsque vous rencontrez quelqu’un qui vit dans la rue, souvenezvous de mon frère. ## Footnotes * Voir la version anglaise de l’article ici: [www.cmaj.ca/lookup/doi/10.1503/cmaj.210648](http://www.cmaj.ca/lookup/doi/10.1503/cmaj.210648) * Cet article a été révisé par des pairs. * Il s’agit d’une histoire vraie. La mère de Blake a consenti au dévoilement de son histoire. Il s’agit d’un article en libre accès distribué conformément aux modalités de la licence Creative Commons Attribution (CC BY-NC-ND 4.0), qui permet l’utilisation, la diffusion et la reproduction de tout médium à la condition que la publication originale soit adéquatement citée, que l’utilisation se fasse à des fins non commerciales (c.-à-d., recherche ou éducation) et qu’aucune modification ni adaptation n’y soit apportée. Voir: [https://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/](https://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/)