En territoire inconnu : l'éthique d'Hippocrate et les systèmes de santé ========================================================================== * Nuala Kenny Dans le sillage de la décision de la Cour suprême dans l'affaire Chaoulli, l'AMC veut se prononcer sur le lien entre les secteurs public et privé dans la prestation et le financement des soins de santé. Or, il est crucial pour les médecins du Canada de reconnaître que cet enjeu s'enracine profondément dans des questions d'éthique médicale auxquelles on n'a pas encore trouvé réponse. Les médecins tirent leur gagne-pain de la souffrance, de la douleur, de la peur et de l'espoir. C'est précisément pourquoi l'engagement public des médecins envers le mieux-être du patient constitue une caractéristique centrale de la tradition d'Hippocrate1. On a affirmé que cet engagement exigeait l'effacement du médecin; l'interprétation moderne y voit plutôt un engagement d'altruisme. L'éthique s'est développée dans un contexte de paiement direct : il n'existait ni système de services de diagnostic et de traitement ni équipe de prestateurs de soins. C'est au XIXe siècle qu'est apparu le concept de profession médicale avec ses éléments fondamentaux de compétence, d'engagement envers le mieux-être du patient et de mandat public. Si la médecine doit demeurer une profession et non devenir une entreprise, les délibérations de l'AMC doivent incorporer les trois éléments du professionnalisme. La pratique de la médecine a changé considérablement depuis son origine à l'époque d'Hippocrate. L'exigence de compétence demeure fondamentale. La relation médecin–patient a toutefois changé : ceux-ci sont plus informés et plus exigeants, et les notions de consentement éclairé et de respect de l'autonomie du patient ont acquis un statut officiel. La question du mieux-être du patient est souvent complexe et contestée parce que la médecine offre presque toujours d'autres solutions possibles. L'obligation qu'ont les médecins de recommander des interventions dont les avantages et les préjudices sont démontrés est remise en question par les patients qui ont les attentes du consommateur. Lorsque d'autres diagnostics et interventions, indiqués ou non, rendent le «consommateur» de soins de santé heureux et entraînent des avantages personnels pour le médecin, le défi devient très réel pour le mandataire public. L'organisation et la prestation des soins relèvent maintenant de systèmes complexes d'équipes multiprofessionnelles. Le financement provient de tout un éventail de régimes d'assurance publics et privés caractérisés par le risque partagé, les ressources fixes et l'isolement aussi bien des médecins et que des patients face aux coûts. La première prescription du Code de déontologie de l'AMC confirme l'engagement fondamental : «Tenir compte d'abord du mieux-être du patient.» Le médecin n'est toutefois plus le seul fournisseur de toutes les ressources nécessaires. C'est pourquoi le Code reconnaît aussi que «(…) les médecins doivent favoriser l'accès équitable aux ressources consacrées aux soins de santé» (no 43) et «utiliser judicieusement les ressources consacrées aux soins de santé (no 44)». Les médecins sont frustrés et ressentent parfois ce qu'on pourrait appeler de l'anxiété morale lorsqu'ils se sentent compromis dans leur obligation envers les patients en raison des limites et des inefficiences du système. Il n'existe pas de corpus solide de réflexion éthique pour aider les médecins à établir un équilibre entre ces nouvelles obligations contradictoires. Notre profession a donc un sérieux travail à faire pour cerner la signification des expressions «accès équitable aux ressources consacrées aux soins de santé» et «utilisation judicieuse des ressources» avant de pouvoir donner des conseils crédibles sur le lien entre le public et le privé dans les soins de santé. La profession doit d'abord faire preuve d'honnêteté au sujet des conflits d'intérêts inhérents aux recommandations portant sur le financement et la prestation des soins de santé. Les intérêts des médecins peuvent entrer en conflit avec ceux des patients, et la rémunération personnelle, avec l'obligation de fournir des soins efficaces et prudents, sans oublier que les besoins d'un patient peuvent menacer le soin d'autres patients. Un régime privé parallèle pourrait promouvoir les intérêts de certains praticiens, mais compromettre sérieusement ceux d'autres praticiens, par exemple en gériatrie, en soins palliatifs et en médecine familiale, particulièrement dans les régions rurales et éloignées. Pour accepter la médecine comme mandat public, il faut réfléchir soigneusement à l'effet de la transformation des systèmes à la fois sur l'accès aux soins et sur leur qualité. La profession doit fonder l'appui qu'elle apporte aux changements sur un engagement envers les meilleures données probantes possibles — ce qui constitue une obligation éthique fondamentale de la médecine. Ces données indiquent que les temps d'attente dans le secteur public augmentent en résultat de l'instauration de systèmes parallèles privés2,3. Comment faut-il tenir compte de ces données? Quelles preuves des conséquences de ce changement sur les effectifs médicaux du système public peut-on trouver dans d'autres pays qui ont augmenté le financement privé des soins? La profession devrait-elle renouveler son engagement envers l'idéal hippocratique de loyauté totale envers le patient, ou redéfinir son rôle et décider d'établir un équilibre entre les engagements envers le mieux-être des patients et une juste intendance des ressources destinées aux soins de santé? Les médecins du Canada doivent répondre à ces questions avant d'être en mesure de donner des conseils à d'autres. L'entreprise de la médecine moderne l'emportera-t-elle sur le noyau moral? Enjeu fondamental, s'il en est, de l'éthique des médecins. ## Footnotes * Cet article a fait l'objet d'un examen par les pairs. ## RÉFÉRENCES 1. 1. Jonsen AR. *A short history of medical ethics*. New York : Oxford University Press; 2000. 2. 2. Barer M. Experts and evidence: new challenges in knowledge translation. Dans : Flood C, Roach K, Sossin L, éditeurs. *Access to care access to justice: the legal debate over private health insurance in Canada*. Toronto : University of Toronto Press; 2005. p. 216-9. 3. 3. Tuohy C. How does private finance affect public health care systems? Marshalling the evidence from OECD nations, 2004. J Health Polit Policy Law 2004;3:359-96.