Oui, les psychiatres pleurent ============================= * Judith Brouillette ## Première journée de ma formation en psychiatrie L’élégante psychiatre devant moi dit: « Les autres colportent qu’on choisit la psychiatrie pour se soigner soi-même. Couche donc ici, tout de suite, sur cette feuille, la vraie raison qui t’amène ici ». « Mmm ... (gêne) ... (honte) ... » De façon contrephobique, je crache le morceau : « Anxiété … mais légère, tsé ! ». Et je précise, toujours à moi-même: « maudit que je suis fonctionnelle! ». ## Mon CV Au cours de mon parcours presque parfait, plusieurs périodes ont été dominées par une souffrance à bas bruit. En silence. Comme un assassin bien caché du jeu « Clue-less », laissant peu d’indices au joueur conscient que j’étais. Mon angoisse chronique a culminé et ce, de façon magistrale, au premier tiers de ma troisième grossesse, quand je me suis mise à saigner sur mon quart de soir en médecine d’urgence. En moins d’une heure, j’ai dû troquer mon sarrau pour la chic blouse dénudante de l’hôpital. Pas facile de traverser la frontière qu’on voudrait étanche entre soignants et soignés, quand on est soi-même médecin. Vingt-quatre heures plus tard, le verdict est tombé : placenta prævia. La conduite à tenir : ne pas trop bouger et prier. « J’espère que t’aimes tricoter », me lance la radiologiste. Tricoter était aux antipodes de mes mécanismes de défense. On nous enseigne en médecine le *mantra* suivant « Hope for the best, plan for the worst » (traduction libre : « Espérez le meilleur, prévoyez le pire »). Je n’étais #vraimentpaszen en le récitant. Beaucoup trop d’informations sur UpToDate et Medscape. Aucune section sur l’art de devenir patient. Aucun recul, aucune envie de lâcher les rênes du contrôle. Et prière de noter clairement à mon dossier : non merci pour les externes en gynéco. Adieu, la naïveté et l’abandon bienveillants du patient moyen. ![Figure1](http://www.cmaj.ca/https://www.cmaj.ca/content/cmaj/190/31/E938/F1.medium.gif) [Figure1](http://www.cmaj.ca/content/190/31/E938/F1) Image courtesy of Chuwy/istock ## Les symptômes Alors que mon corps continuait à saigner, l’assassin a commencé à faire de plus en plus de bruit de façon tout à fait imprévisible. Surtout la nuit, quand le sommeil tardait, prier et tricoter n’étant pas les sports les plus éreintants. Angoisses ruminantes. Estomac noué. Corps tendu et paralysé. Phobie meurtrière. Honte. Doute. Vérification. Doute. Vérification. Impression de devenir folle. J’avais tellement honte de cette folie que j’étais incapable de la dévoiler à qui que ce soit, et encore moins à mon médecin spécialiste qui, remplissant mon papier d’arrêt de travail du côté médical, m’avait lancé : « Au moins t’es pas du bord psychologique … ». Rire jaune. ## Phases de traitement Après trois mois qui m’en ont paru 390, mon placenta a tout simplement libéré le col. J’ai pu marcher à nouveau, avec mon immense poncho de laine grisâtre. Trois mois plus tard, j’accouchais de Victoria. À ses premiers cris, le barrage de mes peurs a cédé, jusqu’à ce que l’homme dans mon angle mort crie « Madame, arrêtez de pleurer vous désaturez. » Émotions anesthésiées. La vie a repris son cours dans la maisonnée avec cette enfant qui s’est révélée libre comme l’air. Une enfant dont le premier geste a été un doigt d’honneur à tous mes geôliers intérieurs. Puis, j’ai complété mes cinq ans d’internat en psychiatrie parmi les « fous », plus humains que la moyenne. Ont ensuite déferlé des questions royales, des remarques déloyales, mille vibrations me dévorant l’intérieur, 103 séances de psychothérapie reçues, une autre centaine donnée, 43 psychiatres-superviseurs, un au vécu glacial, trois réelles étoiles, des infirmières maternelles, une giclée d’hépatite C, un suicide, une plainte, une réglisse qui sort d’un bas de laine itinérant et un karaoké émancipateur avec mes amis de la psychiatrie. ## Rémission partielle Avec la remontée de mon hémoglobine et de mes mécanismes de défense, j’avais certes les joues plus roses et davantage de tonus psychologique, mais certains symptômes persistaient. Point au plexus solaire, anticipation chronique, distraction du moment présent, intolérance à l’incertitude, besoin de contrôle et incapacité à exister pleinement. ### Le « Game changer » Puis dans le dernier droit de ma formation, un ami me dit « Judith : je te vois. T’as probablement un trouble anxieux, comme moi. » « T’es sûr que ce n’est pas juste mon axe II? », scénario beaucoup plus tolérable à mon esprit. « Non, ma belle, t’as une *crisse* de belle personnalité! » Retour sur investissement, me suis-je dit, en comptant mentalement 103 × 80$. ## Le traitement La fin de la partie de cache-cache, mais surtout, le fait de ne pas être la seule joueuse, m’ont insufflé assez de courage pour prendre rendez-vous avec mon médecin de famille. Je cherchais toutefois une approche valable comme entrée en matière pour préserver mon ego. Pourquoi ne pas parler utérus à nouveau? Freud approuverait. J’arrive avec mon immense boîte stérile au cabinet de la Dre Louise. « Installe-toi, j’arrive ». Clic! Clac! en moins de deux, je deviens vagale à en tomber aux abîmes. Je me relève lentement et à la question « Autre chose? », j’ose. « Louise, je crois que je suis prise d’anxiété légère mais oh que souffrante ». « Ben oui ma belle, ça court ça, en médecine. Voici pour le pharmacien. » Papier de la Honte. ### Les effets non secondaires Tomber du côté patient, psychologiquement parlant, apporte son lot de problèmes. D’abord, la turbulence. Ensuite devenir trop instable pour être assurable. Finalement, la jouissance qui nait, qui revient... mais qui meurt aussitôt dans l’oeuf. ### Le courage Je rappelle mon médecin. « Dre Louise : peux-tu m’aider à nouveau??! » « Ben oui, je te change ça, ma belle. » Honte-bis en ligne à la pharmacie. L’élixir descend, monte puis redescend. Mal de mer sur terre. Choc électrique dans le gosier. Puis peu à peu, le grand H de la Honte se dissipe. Je baptise une journée en son honneur, je roule en vélo sans tenir mes poignées, je règle des problèmes qui traînaient depuis des années, je fais la paix avec ma mer intérieure et ses vagues d’allure pacifiques. Moi qui ai toujours entendu trop peu, je m’appareille pour mieux entendre mes enfants saper leur repas … Je vois mes obsessions de loin. Mes démons deviennent plus doux, quasiment humains. Je marche un peu plus lentement, portant ma profession avec fierté. Mes mains sont encore froides et moites. Mais mon coeur, lui, a de l’espace, au chaud. ### « L’Énigme du retour “ Un mois plus tard, ironie du sort, on m’invite à faire une présentation sur l’interface corps-esprit dans un congrès, à Haïti. J’arrive naïvement dans ce pays dont mes références se limitent à Dany Laferrière et à mes conversations avec les chauffeurs de taxi. Je mets la nausée sur le compte de la vitesse de l’expédition et des routes sinueuses. Mais en fait, ce pays, à la fois torturé et merveilleux, fait brutalement écho à ma boîte noire que je croyais refermée. Un état de dysphorie émerge et répond sans résistance aux *rhum sour*. Le jour J, je présente de façon plutôt adroite mes connaissances en psychosomatique, alors que j’observe à la dérobée les médecins haïtiens. Je découvre la même passion et compétence que chez nous, en moins coincée. Dans ce pays, le problème à l’avant-plan n’en est pas un de ressources intérieures, mais de pauvreté et de manque de moyens. Une fois la mission « réussie », je quitte le pays avec une hâte certaine. Il faut toutefois croire qu’avoir été témoin d’un équilibre dans le déséquilibre m’a apaisée, car l’instant suivant, je me surprends à m’assoupir dans l’avion... et à jouir de la vie à nouveau au matin. Alléluia : je suis finalement diplômée. ## Footnotes * Cet article a été révisé par les pairs. * Cette histoire est une histoire vraie.