Signes et prodiges: il y a plus d’une façon d’écouter une histoire ======================================================================== * Sari Lubitsch Tudiver [Voir la version anglaise de l’article ici: www.cmaj.ca/lookup/doi/10.1503/cmaj.220346](http://www.cmaj.ca/lookup/volpage/194/E917) Nous étions en 1991, et la Commission royale sur les nouvelles technologies de reproduction était en marche. La Clinique de santé des femmes de Winnipeg avait obtenu des fonds pour une recherche visant à étudier les expériences des femmes en matière de tests prénataux, de technologies connexes et d’accouchement. Les participantes devaient être des personnes qu’on n’entend pas souvent; par exemple, des mères adolescentes, des immigrantes récentes dont la langue maternelle n’était ni l’anglais ni le français, et des femmes vivant avec un handicap. J’avais 1 an pour trouver 35 personnes provenant de différents milieux, formuler des questions, enregistrer les entrevues, synthétiser les données et rédiger le rapport final. Je crois que c’est Yvonne, une amie et avocate spécialiste des droits des personnes handicapées et des droits à l’égalité, qui m’a suggéré d’interroger des femmes sourdes dans le cadre de l’étude. Heureusement, je pouvais compter sur le soutien d’une transcriptrice efficace et d’un groupe consultatif comprenant des personnes qui apportent des perspectives nouvelles, telle Yvonne. Les femmes malentendantes répondaient certainement à nos critères de sélection: on ne les consultait pas souvent sur leur santé reproductive ou leurs expériences de soins. Je me suis rendu compte que presque rien ne m’avait préparée à ce travail dans les 4 décennies précédentes de ma vie. Je n’ai jamais été amie avec une personne sourde, ni même interagi avec l’une d’elles. J’avais vu la pièce *Les enfants du silence*, qui raconte l’histoire romantique d’une jeune femme sourde exigeant d’être reconnue à part entière. J’avais lu des articles sur Helen Keller, qui était à la fois sourde et aveugle, même si de nombreux récits se concentraient sur l’héroïsme d’Anne Sullivan, son enseignante. Je me suis également souvenue d’une conversation très instructive que j’avais eue des années auparavant avec une collègue anthropologue, elle-même entendante, mais née de parents sourds de naissance. Enfant unique, elle avait été leur interprète auprès du monde extérieur. Maîtrisant aussi bien la langue des signes américaine (ASL) que l’anglais, elle saisissait parfaitement le gouffre séparant son monde du leur. « Je suppose que c’est l’une des raisons qui m’ont poussée à devenir anthropologue », se disait-elle. Pour interagir avec les membres de la communauté sourde à l’époque, j’avais besoin d’un téléscripteur (ATS), un appareil électronique qui utilise le texte, et non la voix, pour communiquer par téléphone. La clinique en a acheté un, et j’ai été la première à l’utiliser. En parcourant le manuel, j’ai vu qu’il était crucial de garder la liste des abréviations et des protocoles à portée de main, en particulier GA, pour « go ahead », pour signaler à l’interlocutrice qu’elle doit maintenant répondre, et SKSK, pour mettre officiellement fin à l’appel. En tapant soigneusement, j’ai contacté une travailleuse communautaire de ce qui était alors le Kiwanis Centre of the Deaf pour lui demander si des femmes sourdes voudraient participer au projet. « Je vérifie et je vous recontacte. SKSK », m’at-elle répondu. Le personnel de l’accueil de la clinique était très enthousiaste lorsque 1 jour ou 2 plus tard, l’ATS les a avertis de notre premier appel entrant. « Trois femmes sont intéressées, ai-je lu. Maintenant, trouvez des interprètes en ASL. SKSK. » J’ai contacté un organisme qui fournit des services d’interprétation, multipliant les messages par ATS pour coordonner les horaires. À ma grande surprise, l’une des femmes qui avaient accepté de répondre aux questions, Alice, a demandé 2 interprètes, dont l’un devait être sourd. Au cours de l’entretien, je devais poser ma question, l’interprète en ASL s’adressait ensuite en langue des signes à l’interprète sourd « relais », qui le transmettait de la même façon à Alice; et la séquence était inversée lorsqu’elle répondait. Me sentant un peu dépassée, j’ai raconté le processus à Yvonne. Elle a souri. « Pense à tout ce qu’elle est prête à faire pour être entendue. » Comme Alice me l’a expliqué au cours de l’entretien, elle n’avait appris aucune langue avant l’âge de 6 ans et trouvait plus facile de communiquer avec un interprète qui était également sourd, plutôt qu’avec quelqu’un pour qui l’ASL était une langue seconde. \***| Dans les maisons de banlieue où habitaient ces femmes, la sonnette d’entrée déclenchait un signal lumineux pour indiquer que quelqu’un était à la porte. En entrant, j’étais consciente d’enjamber une frontière et de pénétrer dans un espace où mes repères auditifs quotidiens étaient relégués à l’arrière-plan, tandis que de nouveaux sens étaient sollicités. Les femmes étaient accueillantes. Nina, la plus extravertie, m’a expliqué dès le départ que la surdité n’était pas un handicap, mais une culture. Touchant son ventre de femme enceinte, elle m’a confié: « Vous aurez peut-être du mal à comprendre, mais j’espère que ce bébé sera sourd. Mon frère, par exemple, n’est pas sourd. Nous l’aimons, bien sûr, mais il est parfois difficile pour lui de s’intégrer à la famille. » \***| J’observais les visages des femmes pendant qu’elles communiquaient à l’aide de gestes qui virevoltaient comme des étourneaux dans la pièce, et j’écoutais leurs paroles traduites par une voix quelque part à côté de moi. Ces femmes ne s’intéressaient pas tant aux avantages et inconvénients des tests génétiques durant la grossesse, mais souhaitaient plutôt recommander des façons de mieux adapter les soins prénataux et obstétricaux à leurs besoins particuliers. Par exemple, elles ont proposé que les fournisseurs de soins de santé apprennent quelques signes de base et que, lorsqu’une interprétation en ASL est nécessaire pour des r ende z - vous médicaux, elle soit prise en charge par les régimes provinciaux d’assurance-maladie. Pour corriger l’accès limité à l’éducation prénatale, elles ont suggéré de créer des groupes de soutien et des cours prénataux spécialisés, offerts par des éducateurs en santé formés provenant de la communauté sourde. \***| Ce sont les récits que ces femmes ont faits de leurs expériences d’accouchement qui étaient les plus poignants et saisissants: la frustration d’Alice, qui griffonnait à la hâte des questions aux infirmières entre les contractions lors de l’accouchement de son premier enfant; la confusion de Nina qui ne savait pas quand pousser, une fois qu’on lui eut administré une péridurale; et la peur de Joan lorsque ses jumeaux ont été emmenés pour des tests immédiatement après la naissance, sans aucune explication. Joan s’est penchée vers moi, avec des gestes nets et éloquents: « Je voulais juste dire à l’infirmière: “Faitesmoi des gestes, ravalez votre fierté, ne me laissez pas seule!” » Témoin de ces signes et prodiges, j’ai connu un état de grâce profane qui me changerait à jamais. J’avais appris qu’il y a plus d’une façon d’*écouter* une histoire. ## Footnotes * Cet article a été révisé par des pairs. * Ces événements se sont déroulés il y a plus de 30 ans. Les noms des personnes interrogées ont été modifiés afin de protéger leur identité. Nous remercions tout particulièrement Yvonne Peters, qui a accepté que son nom soit publié. This is an Open Access article distributed in accordance with the terms of the Creative Commons Attribution (CC BY-NC-ND 4.0) licence, which permits use, distribution and reproduction in any medium, provided that the original publication is properly cited, the use is noncommercial (i.e., research or educational use), and no modifications or adaptations are made. 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