La réglementation pharmaceutique soviétique (1918–1990) =========================================================== * Pavel Vasilyev * Alexander Petrenko * Veronika Tayukina [Voir la version anglaise de l’article ici : www.cmaj.ca/lookup/doi/10.1503/cmaj.210256](http://www.cmaj.ca/lookup/volpage/193/E1893) Ce que les instances de réglementation pharmaceutique considèrent comme des données probantes subit l’influence de facteurs sociaux, politiques et culturels. On trouve un exemple frappant de l’impact de la culture et de la politique sur la science réglementaire quand on fait un retour sur la façon dont on a testé les médicaments en URSS (Union des républiques socialistes soviétiques, ou Union soviétique) jusqu’en 1990. En URSS, les autorités de réglementation ont rejeté le modèle des essais cliniques en 4 phases adopté en Occident au cours des années 1960; officiellement, elles ont écarté ce modèle sous prétexte qu’il constituait un gaspillage de ressources et s’éloignait trop des réalités cliniques. En fait, plusieurs caractéristiques centrales de la science réglementaire adoptée par l’Occident, comme la randomisation, les essais à double insu et l’utilisation de placebos, étaient publiquement honnies en URSS, car jugées contraires à l’éthique et abusives pour les participants aux essais1. Le système soviétique a privilégié les essais menés « dans le monde réel » pour tester les médicaments, et s’est ainsi distancé de ce qui devenait la norme partout ailleurs dans le monde. Avec la chute du communisme et la transition postsocialiste au début des années 1990, la Russie s’est convertie au modèle occidental et a complètement abandonné l’ancien système soviétique pour tester les médicaments2. Cet article explique en quoi la réglementation pharmaceutique soviétique illustre le rôle prépondérant du monde politique dans la détermination de ce qui constitue un savoir faisant autorité. L’Union soviétique avait une politique centralisée, et son économie était socialisée. Elle disposait d’un système de soins de santé universel appuyé par la recherche fondamentale et appliquée. Dès 1918, toutes les sphères de la médecine relevaient du Commissariat du peuple à la Santé publique de la République socialiste fédérative soviétique de Russie (aussi connu sous son nom abrégé, *Narkomzdrav*). Fait à noter, cette instance a pris le contrôle de l’industrie pharmaceutique après la révolution de 1917, incluant la recherche pharmaceutique3. La recherche sur de nouveaux médicaments était une priorité pour le nouveau gouvernement soviétique, qui ne voulait plus dépendre des médicaments fabriqués par « l’Occident bourgeois ». ![Figure1](http://www.cmaj.ca/https://www.cmaj.ca/content/cmaj/194/7/E276/F1.medium.gif) [Figure1](http://www.cmaj.ca/content/194/7/E276/F1) Photo d’un édifice du centre-ville de Moscou (14, rue Solianka) qui hébergeait l’instance de réglementation pharmaceutique centrale soviétique, le Comité pharmacologique. NVO, image Wikimedia, utilisée sous licence [https://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0/](https://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0/) Les documents d’archives indiquent que dès 1921, les autorités sanitaires soviétiques ont exigé que tous les nouveaux médicaments adoptés en médecine soient testés dans le cadre d’essais cliniques (surtout observationnels) et évalués par le département concerné du Commissariat du peuple à la Santé publique. Par exemple, en septembre 1921, la Division des maladies transmissibles sexuellement du *Narkomzdrav* a insisté pour que la société pharmaceutique Glavanil fournisse les résultats des essais cliniques sur le novoarsénol (néosalvarsan) avant que celui-ci puisse être utilisé dans les établissements de soins4. La Division a indiqué que le Conseil suprême de l’économie nationale, la principale instance de réglementation de la sphère des relations économiques, appuyait ce type d’exigence. En 1923, le gouvernement soviétique a mis sur pied la Commission de la pharmacopée, chargée de vérifier la qualité des produits pharmaceutiques. La Commission, qui contrôlait l’importation et la fabrication des nouveaux agents pharmaceutiques, a demandé que l’on soumette toutes les données de recherche disponibles aux instances sanitaires5, demande qui a été formulée plus spécifiquement par décret dans la circulaire intitulée « De la réglementation des produits pharmaceutiques finis », diffusée le 25 mai 1926 par le Commissariat du peuple à la Santé publique. Ce décret stipulait que « les nouveaux médicaments ne pouvaient être approuvés qu’après une vérification de leur valeur pharmaceutique et clinique6 ». Cette circulaire était antérieure à la *Federal Food, Drug, and Cosmetic Act* adoptée en 1938 aux États-Unis7. Elle ressemblait également à la réglementation pharmaceutique scandinave (qu’elle peut avoir inspirée) à la fin des années 1920 et au début des années 19308. Jusqu’aux années 1930, la Commission de la pharmacopée a subi plusieurs réorganisations et s’est vu confier de nouvelles responsabilités. Rebaptisée « Comité pharmacologique », elle a ultimement examiné les rapports cliniques, influencé l’interprétation des essais cliniques et émis des avis concernant l’approbation ou le rejet des médicaments. À l’exception d’une brève expérience de décentralisation entre 1958 et 1963, à l’époque de Nikita Khrouchtchev, au cours de laquelle les décisions ont relevé des 15 républiques qui constituaient l’Union soviétique, le Comité pharmacologique central a pris les décisions pour l’ensemble de l’URSS. Le Comité a d’abord été formé de médecins éminents, attachés à une université de Moscou spécialisée en recherche. Toutefois, après 1970, les experts médicaux ont graduellement été remplacés par des employés du ministère de la Santé, ce qui a donné à l’organisation une culture plus bureaucratique. Lors de ses réunions (habituellement toutes les 2 semaines ou tous les mois), le Comité examinait les demandes d’approbation de médicaments candidats (fabriqués en Union soviétique et à l’étranger). Il y avait 3 issues possibles à ces examens : approbation immédiate du médicament sur la base des données fournies, organisation d’essais cliniques sur le produit ou rejet complet. Les approbations immédiates étaient rares. Le Comité sélectionnait les centres de recherche clinique selon leur expertise perçue dans des champs médicaux en particulier. La plupart des essais étaient réalisés à Moscou et à Leningrad, avec la participation de certains centres situés dans des villes de la partie européenne de l’URSS. L’implication directe du Comité pharmacologique dans la sélection des centres de recherche clinique était considérée comme un signe de cohérence des politiques de réglementation, et le risque de copinage découlant des liens étroits entre le Comité et les médecins des centres sélectionnés suscitait peu d’intérêt1. Le Comité accordait une grande latitude aux différentes cliniques pour ce qui est de la planification et de la réalisation des essais. Même si les résultats de certaines expériences et certains essais en particulier ont été publiés dans des revues médicales soviétiques et internationales, les rapports du Comité pharmacologique étaient gardés confidentiels, et leur accès demeure interdit au public. Avant 1970, la plupart des essais cliniques étaient observationnels. Les placebos étaient généralement déconseillés pour des raisons d’éthique et d’équité, car ils pouvaient priver les participants d’un médicament efficace1. Cette perception des placebos reflète en partie la volonté de l’autorité de réglementation soviétique de présenter le développement pharmaceutique comme étant intrinsèquement plus sécuritaire en URSS qu’en Occident, où la quête de profit était perçue comme un moteur de la science médicale, empêchant même certains participants d’accéder à un traitement efficace. Certaines entorses à cette règle antiplacebo ont été faites dans le cas des vaccins, des antiarythmiques, de la phytothérapie et de la contraception orale9. La recherche sur les vaccins avait un statut à part sur le plan éthique, parce qu’ils étaient destinés à « des populations en santé » et que le placebo ne constituait donc pas un obstacle au traitement de personnes malades1. D’autre part, les essais sur les antiarythmiques étaient vraisemblablement influencés par les intérêts personnels des investigateurs principaux, qui avaient une opinion favorable de la technologie occidentale et de ses méthodes d’évaluation10. Malgré la résistance officielle vis-à-vis des essais avec témoins sous placebo, au début des années 1980, certains établissements de recherche ont adopté le modèle des essais randomisés et contrôlés, les qualifiant de « modernes » ou « progressistes ». Rien n’indique que ces établissements ont été mis au ban pour avoir contrevenu à la politique centrale. La dernière décennie d’existence de l’Union soviétique a été marquée par un intérêt croissant pour les modes de fonctionnement occidentaux, et vers la fin des années 1980, les administrateurs (y compris le président du Comité, le professeur Vladimir K. Lepakhin) ont entrepris une réforme du système soviétique inspirée des autorités de réglementation américaines, britanniques et françaises. Cela a pavé la voie à la création en 1990 d’un centre d’expertise pharmaceutique pour l’Union entière et à l’adoption subséquente des essais cliniques randomisés selon le modèle occidental comme norme pour la réglementation pharmaceutique russe11. Si l’histoire de la réglementation pharmaceutique soviétique semble se terminer en 1990, de récents événements entourant l’acceptation limitée du vaccin Spoutnik V contre le SRAS-CoV-2 indiquent qu’elle demeure pertinente12. La culture russe conserve des traces profondes des politiques soviétiques. Seraitce dû au fait que les rapports sur l’autoexpérimentation par des chercheurs médicaux et le manque de transparence des données ont ravivé le souvenir de la réglementation pharmaceutique de l’ère soviétique et des craintes de l’échec potentiel de sa « modernisation »13? Bien que les autorités de réglementation russes aient changé de politique au début des années 1990, ce qui est perçu comme un savoir médical faisant autorité ne peut se réduire à des méthodes expérimentales. De nos jours, comme autrefois, la fiabilité des savoirs est inextricablement liée à des facteurs sociaux, politiques et culturels qui évoluent lentement. ## Footnotes * **Intérêts concurrents:** Aucun déclaré. * Cet article a été commandé et a été révisé par les pairs. * **Financement:** Pavel Vasilyev et Alexander Petrenko ont reçu une subvention de la Fondation russe pour les sciences (n° 18-78-10016). Il s’agit d’un article en libre accès distribué conformément aux modalités de la licence Creative Commons Attribution (CC BY-NC-ND 4.0), qui permet l’utilisation, la diffusion et la reproduction dans tout médium à la condition que la publication originale soit adéquatement citée, que l’utilisation se fasse à des fins non commerciales (c.-à-d. recherche ou éducation) et qu’aucune modification ni adaptation n’y soit apportée. Voir : [https://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/](https://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/). ## Références 1. Babaian EA, Utkin OB. 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