Une approche afrocentrique de la santé des personnes noires favorise des soins de santé culturellement pertinents et fondés sur les valeurs, les visions du monde, les expériences et les récits de personnes noires de descendance africaine.
Les soins de santé communautaire afrocentrique peuvent éradiquer le racisme anti-Noirs systémique et les iniquités de santé qui en découlent.
Fondé sur la philosophie et la pratique de l’ubuntu et le Nguzo Saba ou « sept principes », le centre de santé communautaire sans but lucratif TAIBU de Scarborough, en Ontario, met en pratique l’afrocentrisme pour déconstruire le racisme anti-Noirs dans le réseau de la santé et prodiguer des soins de santé holistiques et culturellement adaptés aux communautés noires des environs.
La santé des personnes noires est traitée selon une vision plus large que celle des modèles conventionnels occidentaux des déterminants sociaux de la santé; il faudra davantage de dialogue, de réflexion, d’humilité culturelle et intellectuelle, d’apprentissage et de désapprentissage pour réaliser pleinement le potentiel d’un modèle afrocentrique des soins.
Le fardeau disproportionné du SRAS-CoV-2 sur les quartiers racisés et diversifiés sur le plan ethnoculturel1,2, combiné au mouvement Black Lives Matter et aux protestations connexes qui ont eu lieu partout dans le monde contre la brutalité policière et la violence de l’État, a contribué à la conscientisation sur le racisme systémique anti-Noirs et les iniquités dans les soins de santé. Au Canada, un front pour la justice raciale et l’équité en matière de santé dirigé par des personnes noires a favorisé la mise en place de collectes de données sur la race, la prise en compte explicite de la diversité et de l’inclusion dans le recrutement et le maintien en poste du personnel, la reconnaissance et la célébration de la joie et de l’excellence des personnes noires, et multiplié les appels à la prestation de soins adaptés à la culture, anti-oppressifs, tenant compte des traumatismes et fondés sur une approche afrocentrique. Nous décrivons ici l’approche afrocentrique de la santé utilisée par TAIBU, un centre de santé communautaire (CSC) au service des personnes s’identifiant comme noires dans la Région du Grand Toronto (RGT).
En quoi consiste une approche afrocentrique?
Molefi Kete Asante (professeur et philosophe américain, et figure de proue dans les domaines des communications et des études africaines et afro-américaines)3 définit l’afrocentrisme comme un « mode de pensée et d’action centré sur les intérêts, les valeurs et les perspectives africaines ». Essentiellement, l’afrocentrisme revendique et célèbre le droit des personnes afrodescendantes à l’autodétermination, lequel exige une ontologie, une épistémologie, une méthodologie et des indicateurs afrocentriques.
Fondé sur la philosophie et la pratique de l’ubuntu et sur et le Nguzo Saba ou « sept principes », le centre TAIBU (CSC afrocentrique sans but lucratif de Scarborough, en Ontario) a embrassé la cause. En kiswahili, « TAIBU » est une formule de politesse qui veut dire « soyez en bonne santé ». Le CSC vise à mettre fin au racisme systémique anti-Noirs et à promouvoir et préserver la santé des personnes noires au moyen d’un cadre intersectionnel, axé sur l’équité, l’antiracisme et l’anti-oppression, qui expose et contrecarre les conséquences violentes des privilèges raciaux4.
Le mot ubuntu désigne une éthique de justice et d’humanité collective ou commune5 et se traduit approximativement par « je suis parce que nous sommes » — la conscience de soi-même et de l’humanité passant par le fait de percevoir l’humanité des autres et d’en prendre soin. La philosophie de l’ubuntu, pratiquée dans de nombreux pays et traditions de l’Afrique, repose sur l’esprit relationnel d’une vision du monde afrocentrique5. Dans une revue systématique de 2019, Ewuoso et Hall expliquent que l’ubuntu valorise « l’interdépendance, la camaraderie, la réconciliation, l’interconnexion, la bienveillance, les relations harmonieuses et des valeurs connexes comme la compassion avant tout5 ». Or, en 2016, dans une discussion sur l’éthique de l’ubuntu, Ujomudike explique que l’ubuntu est axé sur « la réciprocité, le bien commun, les relations pacifiques, […] la dignité humaine, et la valorisation de la vie humaine, ainsi que le consensus, la tolérance et le respect mutuel4 ». L’ubuntu est considéré comme essentiel à la réalisation de soi et à une bonne hygiène de vie4–7.
Dans un article de 2016, Maulana Karenga définit le Nguzo Saba comme un ensemble de « principes d’excellence individuelle et interpersonnelle qui visent à bâtir et à soutenir une communauté morale et à renforcer et à maintenir la capacité de la communauté à définir, à défendre et à développer ses intérêts de la manière la plus positive et productive possible8 ». Parmi ces principes provenant de diverses cultures et traditions africaines, on peut citer Umoja (l’unité); Kujichagulia (l’autodétermination, la liberté de se définir, de se nommer, de se défendre, et de parler et de créer pour soi); Ujimaa (le travail collectif et la responsabilité); Ujamaa (la coopération économique); Nia (la raison d’être collective); Kuumba (la créativité); et Imani (la foi en l’humanité). Ils favorisent la compréhension des personnes noires et de leur riche héritage, qui célèbre et cultive la joie, l’amour, l’excellence, la force et le bien-être collectif. Ils proposent aussi aux personnes noires une manière « d’affirmer et de renforcer la famille, la communauté et la culture » et de contribuer à « bâtir un vivre-ensemble pacifique et harmonieux dans le combat pour la liberté, la justice, la paix et l’épanouissement de l’humanité8 ». En ce sens, le Nguzo Saba peut aider à la pratique et à la réalisation de l’ubuntu4.
Mise en application de l’approche afrocentrique au centre de santé communautaire TAIBU
Fondé en 2008 avec le soutien financier de Santé Ontario, le centre TAIBU procure des soins de santé primaires, du soutien en matière de santé mentale et des services sociaux, en plus de mener des programmes et des activités de promotion de la santé pour les communautés noires dans la RGT, y compris les communautés noires francophones. Le CSC a instauré un projet de gouvernance et de leadership pour les Noirs (Black Governance & Leadership Project) (encadré 1) et entretient des relations solides avec d’autres organismes créés par et pour les personnes noires de Toronto et d’ailleurs au Canada, y compris l’Alliance pour la santé des personnes noires (Black Health Alliance). Durant la pandémie de COVID-19, le centre TAIBU a collaboré avec le Réseau de santé de Scarborough et l’Association des médecins noirs de l’Ontario pour mettre sur pied une clinique de vaccination contre le SRAS-CoV-2 pour les communautés noires de la RGT. En mai 2022, la clinique avait administré plus de 39 000 doses de vaccin.
Encadré 1 : Ressources supplémentaires*
Pour en savoir plus sur le centre TAIBU et son projet de gouvernance et de leadership pour les Noirs (Black Governance & Leadership Project), visitez le https://www.taibuchc.ca/en/interrupt-racism/.
Consultez la liste des services offerts par le projet communautaire Ubuntu Village sur le site https://www.taibuchc.ca/en/taibu-community-services/cares-for-seniors/.
↵* Ces ressources sont offertes en anglais.
Le centre de santé TAIBU se distingue des autres organismes de santé par son attachement à l’afrocentrisme, avec l’ubuntu et le Nguzo Saba au cœur de sa vision et de sa pratique. Parallèlement à d’autres déterminants sociaux de la santé, ces principes sont considérés comme d’importants facteurs pour les personnes noires et leurs communautés. En effet, il est difficile d’imaginer comment une personne ou une communauté peut être en santé sans raison d’être, sans sentiment d’appartenance et d’attachement, sans travail collectif, autodétermination, dignité, justice et joie qui accompagne l’immersion dans le riche héritage de ses ancêtres et de sa culture9,10,11. Prodiguer des soins de santé à la lumière de l’ubuntu et du Nguzo Saba constitue ainsi une puissante pratique anticoloniale capable de contrer le racisme systémique anti-Noirs dans la médecine occidentale.
Le projet communautaire Ubuntu Village
Le projet communautaire Ubuntu Village est un bon exemple de l’utilisation des principes afrocentriques dans la promotion de la santé au centre TAIBU. Le projet, soutenu financièrement par la Fondation Trillium de l’Ontario, s’étendra à 2 zones d’amélioration dans le sud de Scarborough et le nord-ouest de Toronto grâce au soutien du fonds Allan Slaight Seniors de Centraide.
Le projet communautaire Ubuntu Village (encadré 1) mobilise plus de 3000 personnes âgées dans 24 programmes d’activités qui favorisent un mode de vie sain et le bien-vieillir12. Le projet crée un espace qui cultive un profond sentiment d’appartenance, d’utilité et de bien-être, qui aide à vieillir en santé dans la communauté12. Un comité consultatif composé de personnes âgées et de spécialistes assure la mise en œuvre, le développement et la direction du projet. De plus, parmi les pairs, des leaders sont spécialement formés pour faire partie du conseil des sages du projet et faciliter l’offre de services.
Un exercice préliminaire visant à établir le profil des compétences et des atouts a permis de définir les champs d’intérêt et les capacités des personnes âgées noires et racisées de la communauté, et les lacunes dans les services à la population. Les conclusions de ce processus ont mené à une étape de consolidation des compétences où plusieurs personnes âgées ont suivi une formation sur le leadership par les pairs menant à une certification et leur donnant les outils pour diriger une bonne partie des programmes communautaire du Ubuntu Village. Ces responsables organisent plus de 30 semaines d’activités pour la collectivité (figure 1)12.
Le programme d’activité physique Let’s Get Going a permis d’augmenter de 200 heures par année le nombre d’heures d’activité physique déclaré par les personnes participantes12. Au centre TAIBU, l’application des principes de Ujimaa et de Umoja se traduit par le ralliement de ses membres dans un sentiment d’amitié et d’unité et par une responsabilité collective à l’égard de la santé et du bien-être des autres. Le Kuumba se reflète dans la mobilisation à travers l’échange de récits et la musique. Par conséquent, on encourage la réalisation de soi, l’autonomie sociale et la confiance en soi ou Kujichagulia. Dans les mots d’un participant, « Je me sens bien et énergisé. Je vais continuer à m’énergiser et à encourager les autres membres du groupe. C’est une expérience très enrichissante. J’en retire beaucoup de bien que je redonne aux autres. » Faisant allusion aux manières dont le modèle afrocentrique du centre TAIBU favorise un plus grand sens du Nia et cultive l’Imani, une autre participante explique, « J’en suis à ma première année ici. Elle compte beaucoup pour moi [en parlant d’une leader]. Chaque fois qu’elle m’appelle et qu’on discute, je sens mon esprit vivifié. Vous savez, j’ai le sentiment que quelqu’un s’intéresse vraiment à moi. Je vis seule, et c’est difficile de vivre seule quand personne ne vous appelle. On peut ressentir une grande solitude. Mais elle revigore mon esprit et entendre sa voix me fait du bien12 ».
Orientations futures
Il existe une extraordinaire diversité dans les manières dont l’afrocentrisme, l’ubuntu et le Nguzo Saba sont définis et mis en pratique. Le centre TAIBU englobe dans le concept de santé des personnes noires bien plus que l’absence de maladie ou d’infirmité, dans une vision plus globale que celle des modèles conventionnels occidentaux des déterminants sociaux de la santé. L’approche afrocentrique que prône le centre TAIBU reflète cet aspect et imprègne l’ensemble de son travail au service de la communauté et en collaboration avec elle pour promouvoir et préserver la santé des personnes noires et renverser et réparer les conséquences des privilèges raciaux. Toutefois, nous ne sommes qu’aux balbutiements de l’utilisation des modèles afrocentriques des soins de santé dans le contexte canadien. Il faudra davantage de dialogue, de réflexion, d’humilité culturelle et intellectuelle, et d’apprentissage et de désapprentissage pour réaliser pleinement le potentiel d’un modèle afrocentrique des soins capable de déconstruire les structures, pratiques et systèmes oppressifs (et leurs conséquences) nuisant à la santé et au bien-être des communautés noires.
Dans l’esprit de l’ubuntu, le centre TAIBU invite tout le monde à se joindre à lui dans ce dialogue important et nécessaire, car selon le proverbe africain « Si vous voulez aller vite, allez-y seul si vous voulez aller loin, allez-y ensemble ».
Footnotes
Intérêts concurrents: Aucun déclaré.
Cet article a été révisé par des pairs.
Collaborations: Tous les auteurs ont contribué à la conception du travail et ont révisé de façon critique le contenu intellectuel important; ils ont donné leur approbation finale pour la version destinée à être publiée et assument l’entière responsabilité de tous les aspects du travail.
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