Au Canada, les systèmes de soins de santé ne recueillent pas systématiquement de données autodéclarées sur la race et l’identité autochtone et on déplore souvent l’absence d’une approche standardisée et cohérente à la collecte de données qui permettrait de comparer les organisations ou les régions entre elles.
Il est nécessaire de recueillir des données sur la race et l’identité autochtone afin de mesurer les iniquités en matière de santé dues au racisme, de responsabiliser les organisations et de suivre les progrès; toutefois, une telle collecte de données pourrait causer des préjudices si elle n’est pas effectuée de façon appropriée.
Des données pour ainsi dire universelles sur la race et l’identité autochtone pourraient être recueillies efficacement lors d’une demande ou d’un renouvellement de carte santé dans les diverses régions du Canada et cela serait probablement plus efficient et efficace que tout autre type de collecte de données.
Les conditions préalables essentielles à la collecte de données sur la race et l’identité autochtone incluent gouvernance et souveraineté des données autochtones, mobilisation et gouvernance par les collectivités racisées, reconnaissance et mitigation du risque de mésusage des données, et transparence, responsabilité et engagement à lutter contre les iniquités.
Il a été démontré qu’au Canada, les malades des communautés autochtones et des groupes racisés ont plus difficilement accès aux soins de santé, qu’ils reçoivent de moins bons soins et que leur état de santé laisse à désirer, comparativement aux malades d’une population blanche1. Une récente étude de schématisation conceptuelle a révélé que les malades autochtones et racisés se sentent souvent dépréciés par les médecins et ils disent qu’on ne prend pas leurs symptômes au sérieux2. Dans le secteur de la santé, le racisme auquel les malades autochtones et noirs sont confrontés a été largement documenté dans des rapports et des enquêtes clés3. Même si la race est un construit social qui repose sur une perception des différences physiques pour créer et entretenir un jeu de pouvoir et que la notion de groupes raciaux distincts ne se fonde pas sur des critères biologiques, la perception de la race influe sur la façon dont des individus et des établissements traitent les personnes appartenant à ces groupes. Détenir des données sur la race à des fins d’analyse pourrait faciliter l’évaluation des iniquités raciales en matière de santé, aider les organisations et les gouvernements à se responsabiliser dans la lutte contre ces iniquités et en faire le suivi. Selon nous, le renouvellement de la carte santé serait une occasion potentiellement efficiente et efficace de recueillir des données sur la race et l’identité autochtone au Canada et nous énumérons ici les principales conditions préalables à la collecte, à la gestion et à l’utilisation de ces données afin de poser des gestes concrets pour contrer le racisme dans les soins de santé au Canada.
Comment utiliser à bon escient les données sur la race et l’identité autochtone au Canada? Quelques organisations canadiennes de la santé ont utilisé des données autodéclarées sur la race et l’identité autochtone pour débusquer et contrer les iniquités. Par exemple, le Centre de toxicomanie et de santé mentale de Toronto a constaté que les personnes noires étaient placées sous contention dans une proportion de 44 % supérieure à ce qui s’observe chez les personnes blanches et a cité cette statistique pour asseoir un vaste plan d’action antiraciste4. Plus tôt au cours de la pandémie de COVID-19, les programmes de santé publique en Ontario et au Manitoba ont utilisé des données sur la race et l’identité autochtone pour guider la répartition de leurs vaccins anti-SRAS-CoV-2. Des données désagrégées peuvent appuyer la reddition de compte concernant les droits conférés par traités en matière de soins de santé, la Déclaration de l’Organisation des Nations Unies sur les droits des Peuples autochtones et l’appel à l’action de la Commission de vérité et réconciliation du Canada.
Selon la recherche existante, de nombreux malades sont disposés à répondre à des questions sur la race posées au sein des organisations de soins de santé auxquelles ils font confiance lorsqu’on leur en explique les motifs5. Par contre, la collecte de données par chaque organisation de santé individuelle est inefficace et oblige bien souvent les malades à déclarer leur race ou leur identité à plusieurs reprises, y compris lorsque ce n’est pas approprié (p. ex., lorsqu’un malade est souffrant au service des urgences). Les organisations qui recueillent ce type de données demandent souvent l’information à une petite fraction de leur patientèle et peuvent trouver le processus difficile à maintenir. Relier les données sur la race recueillies par ces organisations à d’autres données démographiques est parfois difficile et coûteux. En outre, les données recueillies par des organisations individuelles qui ne les gèrent pas de façon rigoureuse pourraient être utilisées à mauvais escient et causer des préjudices aux individus et aux collectivités.
Recueillir des données sur la race et l’identité autochtone lors de la demande ou du renouvellement d’une carte santé, une approche actuellement en vigueur au Nunavut et dans les Territoires du Nord-Ouest et en cours de mise en œuvre en Nouvelle-Écosse, serait une méthode efficiente et pour ainsi dire universelle, et les malades seraient interrogés à ce sujet 1 seule fois, sinon à quelques années d’écart. Nous suggérons d’appliquer cette approche sur l’ensemble du territoire canadien, en veillant à tenir compte des préjudices possibles, en les prévoyant et en les corrigeant. Nous suggérons les étapes suivantes.
Premièrement, quand on interroge les personnes au sujet de leur race et de leur identité autochtone, cela doit se faire d’une façon culturellement adaptée et sécuritaire; il faut préciser que la question est facultative, et expliquer les motifs de la collecte et les mesures en place pour prévenir tout mésusage des données.
Deuxièmement, il ne faut ni interpréter ni présenter les données de manière à accentuer le racisme et la discrimination. Par exemple, les données sur la race recueillies durant la pandémie de COVID-19 identifiaient des taux plus élevés de COVID-19 dans les communautés sud-asiatiques du Grand Toronto, et les reportages dans les médias ont pointé du doigt les rassemblements durant des fêtes comme Divali. Cette interprétation faussée des données et ce raccourci entre race et pratiques/coutumes ethniques ne tenaient aucunement compte de facteurs systémiques, comme les conditions de travail précaires (dans des entrepôts, par exemple), l’utilisation des transports en commun bondés et insuffisants, le manque de trousses de dépistage et l’absence de logements abordables6.
Troisièmement, les données sur la race et l’identité autochtone ne devraient pas servir de base à des prises de décision biaisées ni à l’emploi indu de corrections liées à la race dans les algorithmes cliniques de la part de professionnels eux-mêmes ou d’algorithmes automatisés. Pour atténuer le risque de biais individuels et organisationnels, nous suggérons que les données sur la race ou l’identité autochtone ne soient pas visibles dans les dossiers médicaux et d’offrir aux individus et aux équipes qui ont accès à ces données une formation antiraciste appropriée. S’attaquer aux biais qui influent sur les prises de décision des individus ou des organisations demeure complexe.
Quatrièmement, les lois canadiennes sur la collecte des données garantissent une certaine protection aux individus, mais pas nécessairement aux collectivités. Par exemple, au Canada, des données sur des communautés autochtones ont été vendues à des équipes de recherche et à d’autres entités qui ont pu les utiliser dans des contextes inappropriés, sans avoir à se plier aux règles qui régissent la gouvernance et la souveraineté des données autochtones. Il est essentiel d’empêcher la vente des données de santé, même si elles sont anonymisées à l’échelle individuelle et servent à tirer des conclusions sur des communautés entières sans leur participation7. Ces enjeux doivent faire l’objet de règles juridiques et non de simples recommandations.
Cinquièmement, les communautés autochtones et racisées doivent recevoir de l’aide pour mener et orienter des processus de collecte, d’analyse et de diffusion des données d’une façon qui tient compte de l’hétérogénéité de leurs objectifs. Les conditions préalables à la collecte des données sur la race et l’identité autochtone lors du renouvellement de la carte santé incluent le respect des principes de propriété, de contrôle, d’accès et de possession (PCAP)8 des Premières Nations, les principes de propriété, de contrôle, d’accès et d’intendance (PCAI) de la Fédération des Métis du Manitoba9 et les principes du savoir traditionnel Qaujimajatuqangit inuit (QI) pour guider l’utilisation des connaissances dans le but d’améliorer le bien-être des communautés inuites10. Il existe désormais des cadres clés pour guider la mobilisation communautaire, notamment les principes CARE (Collective Benefit, Authority to Control, Responsibility and Ethics, ou avantages collectifs, pouvoir de contrôle, responsabilités et éthique)11 pour la gouvernance des données autochtones, et le cadre EGAP (Engagement, governance, access and Protection) de gouvernance des données du groupe de travail sur l’équité en matière de santé pour les personnes noires de l’Ontario (EGAP,)12 (annexe 1, accessible en anglais au www.cmaj.ca/lookup/doi/10.1503/cmaj.221587/tab-related-content). La mise en place d’un cadre de gouvernance des données peut s’inspirer des partenariats existants entre les organisations regroupant les Premières Nations, les Métis et les Inuits et les collectivités noires et certains détenteurs clés des données, comme l’Institut de recherche en services de santé (ICES) et le Centre manitobain pour les politiques en matière de santé.
En résumé, le racisme qui affecte les systèmes de santé au Canada continue de mener à des injustices, mais les données qui aideraient à en suivre les progrès et à assurer une reddition de comptes sont manquantes ou inadéquates. Des données pour ainsi dire universelles sur la race et l’identité autochtone pourraient être recueillies de manière efficace au moment de la demande ou du renouvellement d’une carte santé dans toutes les régions du Canada. Les conditions préalables essentielles à la collecte des données lors du renouvellement d’une carte santé incluent gouvernance et souveraineté des données autochtones, mobilisation et gouvernance par les collectivités racisées, reconnaissance et mitigation du risque de mésusage des données et accent placé sur la transparence, la responsabilité et l’engagement à lutter contre les iniquités.
Remerciements
Les auteurs remercient la Dre Notisha Massaquoi pour ses commentaires sur les versions préliminaires de ce manuscrit.
Footnotes
Intérêts concurrents: Andrew Pinto est titulaire d’une chaire de recherche appliquée en santé publique appliquée des Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC) et est soutenu à titre de clinicien-chercheur par le Département de médecine familiale et communautaire, Faculté de médecine, Université de Toronto, par le Département de médecine familiale et communautaire de l’Hôpital St Michael et par l’Institut du savoir Li Ka Shing, Hôpital St Michael. Il est également directeur adjoint de la recherche clinique au Réseau de recherche basée sur la pratique de l’Université de Toronto. Le Dr Pinto fait aussi partie du Conseil consultatif de l’Institut de la santé publique et des populations des IRSC. Tara Kiran déclare avoir reçu des honoraires de consultation et des subventions de recherche de l’organisme Santé Ontario et des subventions de recherche du ministère de la Santé de l’Ontario. Aucun autre intérêt concurrent n’a été déclaré.
Cet article a été révisé par des pairs.
Collaborateurs: Les auteurs sont des professionnels de la santé, des responsables de systèmes et des universitaires qui s’identifient en tant que personnes noires, de couleur et autochtones. Andrew Pinto et Irfan Dhalla ont contribué à la conception et à la modélisation du travail. Andrew Pinto a rédigé l’ébauche du manuscrit. Tous les auteurs ont révisé de façon critique le contenu intellectuel important du manuscrit; ils ont donné leur approbation finale pour la version destinée à être publiée et assument l’entière responsabilité de tous les aspects du travail.
Financement: Ce projet a été appuyé en partie par les Instituts de recherche en santé du Canada (FRN 156885). Les opinions, résultats et conclusions présentés dans cet article n’engagent que ses auteurs et sont indépendants des sources de financement.
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