L’antiracisme comme compétence fondamentale: repenser le référentiel CanMEDS dans une optique antiraciste ============================================================================================================== * Kannin Osei-Tutu * Whitney Ereyi-Osas * Priatharsini Sivananthajothy * Doreen Rabi [Voir la version anglaise de l’article ici: www.cmaj.ca/lookup/doi/10.1503/cmaj.220521](http://www.cmaj.ca/lookup/volpage/194/E1691) Points clés * La prochaine édition du référentiel de compétences CanMEDS pour les médecins offre l’occasion d’en éliminer le racisme latent. * La médecine occidentale a été fondée sur l’exploitation, l’expérimentation médicale et la déshumanisation des personnes noires libres et réduites en esclavage. * Afin de lutter contre les iniquités en matière de santé, la praxie antiraciste nécessite l’application explicite de concepts interreliés essentiels: l’antiracisme et l’anti-oppression, la sécurité culturelle, la compétence structurelle et la conscience critique. * L’antiracisme doit être une compétence fondamentale du médecin du 21e siècle. Le référentiel des compétences CanMEDS pour les médecins, largement adopté dans le monde entier1, fait l’objet d’un projet de refonte rassemblant plusieurs organismes en vue de la publication d’une nouvelle édition en 2025. Cette période de réflexion offre l’occasion d’évaluer la pertinence des compétences présentes dans le référentiel, en particulier au regard des thématiques d’équité en matière de santé, de justice sociale et de racisme. La médecine occidentale est caractérisée par l’exclusion et l’exploitation des prestataires de soins de santé et de la patientèle appartenant à la communauté noire. Les fondements de l’histoire médicale comprennent l’expérimentation, la déshumanisation et le racisme anti-Noirs2. Les rôles et les compétences du CanMEDS n’étant pas explicitement antiracistes, leur perspective est blanche par défaut. Nous évaluons ici les rôles du CanMEDS dans une optique antiraciste et montrons qu’ils pourraient contribuer inconsciemment à une culture professionnelle tolérant le racisme, voire le perpétuant. Les termes « respect et promotion de la diversité » figurent dans les exigences du rôle de collaborateur du CanMEDS (qui englobe la collaboration avec la patientèle, les collectivités et les autres intervenants du système de santé); pourtant, la patientèle, les apprenantes et apprenants et les médecins noirs et autochtones font toujours face à un racisme interpersonnel prenant la forme de harcèlement, de discrimination et de violence3. La patientèle noire et autochtone est statistiquement moins impliquée dans les prises de décisions partagées, et subit plus d’actes médicaux non consentis4. L’absence de véritable collaboration permet une racialisation active au sein des établissements de santé, au détriment de la patientèle noire, autochtone et racisée. La communication est une compétence essentielle pour les prestataires de soins de santé. Il a été démontré que la concordance sur les plans de la race et du genre a des effets bénéfiques sur les soins de santé. L’expérience vécue commune et la communication efficace favoriseraient en outre la confiance et la compréhension mutuelle. Pourtant, les apprenantes et apprenants noirs sont pénalisés quand ils échangent de manière authentique avec la patientèle noire5. Des données suggèrent en outre que les différences perçues en langue et en communication des personnes noires sont systématiquement pénalisées pendant la formation. Cette dévaluation des performances des stagiaires est dorénavant reconnue comme une pratique raciste structurelle qui persiste pendant les études de médecine6. Si les médecins en exercice et en formation sont encouragés à être socialement responsables et à défendre la patientèle dans le contexte clinique et dans la collectivité, les médecins noirs et racisés sont quant à eux surveillés et critiqués pour le type d’efforts de représentation qu’ils mènent5,7. La définition universitaire de la représentation demeure sans conteste centrée sur l’identité blanche et ne tolère que les modes de représentation correspondant aux critères blancs, de sorte qu’il est souvent jugé « trop politique » ou « inapproprié » pour des prestataires de soins de santé de lutter contre le racisme quotidien dans la société et que celles et ceux qui le font sont considérés comme des « fauteurs de troubles ». Les bourses de recherche scientifique et les données cliniques ont historiquement privilégié les personnes blanches, et ce racisme existe toujours dans le secteur de la recherche8. La rareté proportionnelle des données reflète l’expérience vécue en matière de santé des personnes noires, dont la diversité au Canada reste d’ailleurs invisible dans les données actuelles. L’éducation médicale présente à tort la race comme une construction biologique et un facteur de risque de maladies, alors qu’elle n’est qu’un marqueur du racisme, qui avec d’autres formes croisées d’oppression, contribue aux maladies. Les recherches sur la santé des personnes noires au Canada sont sous-financées, et les rares travaux menés se passent de la participation des communautés noires. L’exclusion continue des chercheuses, chercheurs et partenaires noirs dans le domaine de la recherche clinique donne lieu à des biais épistémiques dans les connaissances médicales et à un effacement normalisé des personnes noires dans la pratique9. L’absence d’illustrations de manifestations de maladies systémiques sur des peaux noires dans les manuels et l’incapacité à valider l’oxymétrie de pouls des personnes noires peuvent conduire à des erreurs cliniques et de diagnostics majeurs dans la pratique. Le rôle de professionnel du référentiel CanMEDS est probablement celui pour lequel il sera le plus difficile d’éliminer la perpétuation du racisme. La perception de la profession par la société a été influencée par la glorification et le statut de personnalités comme William Osler10, qui peut aussi être qualifié d’agent du racisme, de la ségrégation et de la marginalisation. La capacité des communautés médicales à rationaliser, voire à ignorer, les aspects troublants de sa personnalité souligne que militer contre le racisme ne figure pas au chapitre du professionnalisme. En 2016, un chirurgien blanc de Grande Prairie en Alberta a accroché un nœud coulant sur la porte d’un bloc opératoire où travaillaient des médecins noirs et autochtones. Malgré le racisme manifeste de l’utilisation d’un symbole de la violence raciste, il a fallu 5 ans aux autorités de santé et de réglementation pour ouvrir une véritable enquête sur cette agression. Pendant le processus d’enquête, aucun témoin expert en racisme ou en histoire des symboles racistes n’a été entendu et les médecins racisés heurtés par cette affaire n’ont pas été traités de manière respectueuse. Il a été jugé que la pose du nœud coulant était une conduite non professionnelle, car le but était d’intimider des collègues, mais le caractère raciste n’a pas été retenu11. Cette affaire confirme encore que notre communauté n’est pas activement antiraciste, et qu’elle crée des environnements professionnels et réglementaires non sécuritaires pour la patientèle et les médecins en exercice et en formation noirs et racisés. Le caractère central de la perspective blanche dans la construction de la profession médicale perpétuera le racisme tant que notre profession ne sera pas explicitement et intentionnellement antiraciste. Les médecins noirs sont particulièrement sous-représentés dans les postes de direction, ce qui contribue à l’omniprésence du racisme envers les personnes noires dans le système de santé. À l’échelle individuelle, cela autorise des biais de race envers la patientèle (p. ex., croyances infondées sur la perception de la douleur chez les personnes noires) et les étudiantes et étudiants (p. ex., suggestions que les initiatives d’équité, et non leur mérite, expliquent leur présence à l’université). Pour les médecins noirs, le manque de mentors et de pairs peut entraîner une sensation d’isolement, qui réduit le sentiment d’appartenance, ouvre la porte au harcèlement et accroît le risque d’épuisement professionnel. Le rôle « d’expert médical » prévoit que les médecins « assument tous les rôles CanMEDS et s’appuient sur leur savoir médical, leurs compétences cliniques et leurs attitudes professionnelles pour prodiguer des soins sécuritaires et de grande qualité centrés sur les besoins de la patientèle ». Cependant, si chaque rôle tolère le racisme, le rôle d’expert médical est, par défaut, raciste à plusieurs égards. L’incapacité à le reconnaître participe à l’insécurité et au manque d’éthique des environnements cliniques et d’apprentissage. Il est temps pour tous les médecins au Canada de faire face à cette vérité qui dérange: le racisme est un pilier central de notre profession12. Le projet de mise à jour du référentiel CanMEDS offre l’occasion d’adopter des mesures explicites et intentionnelles pour que la profession médicale apprenne à être antiraciste. La future praxie de l’antiracisme pourrait intégrer ces concepts essentiels et interreliés (mais distincts): l’antiracisme en tant que processus, méthode d’analyse systématique et démarche proactive13; l’anti-oppression, qui reconnaît les autres groupes marginalisés et les identités intersectionnelles14; la sécurité culturelle15 et la compétence structurelle16, pour s’appuyer sur la compréhension de la discrimination historique et reconnaître les obstacles systémiques aux soins; et la conscience critique17, qui permet de concrétiser ces approches et ces niveaux de prise de conscience. Des travaux d’élaboration de solutions pratiques sont en cours et seront le sujet de prochains articles. L’identité des médecins doit prendre une nouvelle direction pour ne plus être neutre, mais devenir pragmatique et engagée envers la poursuite de l’équité en matière de santé, les issues de la patientèle et la justice pour toutes et tous (figure 1). Nous ne pourrons former des effectifs de confiance, efficaces et inclusifs que si l’antiracisme est intégré à l’ensemble des rôles du référentiel CanMEDS. L’antiracisme doit être une compétence fondamentale du médecin du 21e siècle. ![Figure 1:](http://www.cmaj.ca/https://www.cmaj.ca/content/cmaj/195/7/E289/F1.medium.gif) [Figure 1:](http://www.cmaj.ca/content/195/7/E289/F1) Figure 1: *Looking through the lens of anti-Black racism*. La vision de l’artiste Elizabeth Davo sur l’antiracisme comme compétence fondamentale. ## Remerciements Les auteurs remercient Elizabeth Dayo (étudiante en médecine à l’Université de Calgary) pour sa superbe illustration, la Dre Nicole Johnson, pour avoir fourni des références et une rétroaction sur le concept, et le Dr Arno Kumagai, pour sa perspective sur la conscience critique, qui sera développée dans de prochains travaux. ## Footnotes * **Intérêts concurrents:** Aucun déclaré. * Cet article a été révisé par des pairs. * **Collaborateurs:** Kannin Osei-Tutu a conçu le travail initial et rédigé le manuscrit original. Whitney Ereyi-Osas et Priatharsini Sivananthajothy ont rédigé le manuscrit original. Doreen Rabi a révisé le contenu intellectuel important du manuscrit original et a joué un rôle essentiel dans le recadrage. Tous les auteurs ont participé à la conception, à la rédaction et à la révision de la version finale du manuscrit, ont donné leur approbation finale pour la version destinée à être publiée et assument l’entière responsabilité des travaux, s’étant assurés que les questions ayant trait à l’exactitude ou à l’intégrité de chacun de ses éléments ont été adéquatement étudiées et résolues. * **Note des auteurs:** Doreen Rabi est une leader et une chercheuse en médecine en milieu de carrière qui est blanche et atteinte d’un handicap invisible et dont les travaux portent sur les effets négatifs de l’oppression structurelle et culturelle sur la santé. This is an Open Access article distributed in accordance with the terms of the Creative Commons Attribution (CC BY-NC-ND 4.0) licence, which permits use, distribution and reproduction in any medium, provided that the original publication is properly cited, the use is noncommercial (i.e., research or educational use), and no modifications or adaptations are made. See: [https://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/](https://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/) ## Références 1. CanMEDS: better standards, better physicians, better care. Ottawa: Royal College of Physicians and Surgeons of Canada. Accessible ici: [https://www.royalcollege.ca/rcsite/canmeds/canmeds-framework-e](https://www.royalcollege.ca/rcsite/canmeds/canmeds-framework-e) (consulté le 28 mars 2022). 2. Washington HA. Medical apartheid: the dark history of medical experimentation on Black Americans from colonial times to the present. New York: Doubleday; 2006. 3. 2018 National Resident Survey. 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