L’infection à Klebsiella pneumoniæ hypervirulente (KpHV) se manifeste par un abcès hépatique pyogénique dans la communauté, accompagné de bactériémie et de plusieurs foyers infectieux métastatiques sous forme d’endophtalmite et de méningite.
Cette souche hypervirulente a d’abord été décrite le long de la ceinture Asie-Pacifique, mais on l’observe de plus en plus ailleurs dans le monde, le plus souvent chez des personnes diabétiques.
Les caractéristiques microbiologiques clés de KpHV sont la présence d’un phénotype hypermucovisqueux, confirmé par l’épreuve du fil et de plusieurs facteurs génétiques de virulence, dont les sérotypes capsulaires K1 et K2, et rmpA, rmpA2 et magA.
La prise en charge requiert à la fois une antibiothérapie adaptée à l’agent pathogène et l’éradication du foyer infectieux initial.
La résistance aux antimicrobiens et la propagation nosocomiale de KpHV sont de graves menaces émergentes pour la santé dans le monde.
Un homme de 51 ans s’est présenté à l’hôpital pour douleur, rougeur et perte de vision à l’œil droit depuis 2 jours, et fièvre, diaphorèse nocturne et perte pondérale de 4,5 kg (10 lb) depuis 1 semaine. Ses antécédents médicaux pertinents incluaient le diabète de type 2 et l’hypertension. Il ne prenait aucun médicament. Né en Malaisie, il a vécu au Sri Lanka et est arrivé au Canada il y a 17 ans. Il n’avait pas voyagé récemment.
À l’examen, il était fiévreux (38,7° C) et tachycarde (131 battements/min); sa tension artérielle et sa saturation en oxygène étaient normales. Il était alerte et bien orienté. Il présentait une injection conjonctivale à l’œil droit, un déficit pupillaire afférent relatif et un hypopyon de 1,5 mm; sa vision était limitée à la perception de la lumière seulement. Cet examen ophtalmologique concordait avec une endophtalmite endogène. À l’auscultation pulmonaire, nous avons perçu des crépitements bilatéraux. L’examen abdominal était normal.
Les analyses de laboratoire ont révélé des taux élevés de leucocytes (12,4 × 109/L [normale 4—11]), de créatinine (111 μmol/L [normale 44—106]), de phosphatase alcaline (218 UI/L [normale 40—120]), de bilirubine (37 μmol/L [normale < 20]) et d’hémoglobine glycosylée (11,7 % [cible ≤ 7,0 %]). Un spécimen d’humeur vitrée soumis à la coloration de Gram a révélé la présence de bacilles à Gram négatif. La radiographie pulmonaire a montré des opacités nodulaires bilatérales.
Nous avons admis le patient et débuté une antibiothérapie par méropénème intraveineux après avoir effectué des prélèvements pour hémocultures. L’ophtalmologue a aussi prescrit la ceftazidime intravitréenne pour l’endophtalmite. Les tomodensitométries (TDM) du thorax, de l’abdomen et du bassin ont montré un abcès hépatique multiloculé de 9,1 × 5,2 cm (Figure 1A), des nodules pulmonaires bilatéraux avec cavitation centrale (Figure 1B) et des zones d’hypodensité aux 2 reins évoquant la pyélonéphrite. L’échocardiogramme transthoracique a montré l’absence de végétation et la présence d’anomalies valvulaires marquées.
Dans les 24 h suivant son admission, le patient a présenté une insuffisance respiratoire hypoxémique pour laquelle il a fallu l’intuber et le transférer à l’unité des soins intensifs. Les hémocultures et les cultures de spécimen d’humeur vitrée, des expectorations, de l’aspirat de l’abcès hépatique et d’urine ont toutes révélé la présence de Klebsiella pneumoniæ. Étant donné la réponse à l’antibiogramme, le traitement a été remplacé par la ceftriaxone intraveineuse. L’échographie abdominale initiale du patient laissait croire que l’abcès hépatique ne pouvait pas être drainé, mais un contrôle effectué 72 h plus tard a montré une accumulation de liquide et l’abcès a alors été drainé par voie percutanée. Le patient a par la suite développé un syndrome de détresse respiratoire aiguë et a dû être placé sous ventilation mécanique prolongée.
L’état clinique du patient s’est graduellement amélioré; il a pu être extubé après 1 mois. Il a reçu son congé vers un centre de réadaptation 7 semaines après son admission avec une ordonnance de ciprofloxacine orale en monothérapie. Après une antibiothérapie d’une durée totale de 3 mois, ses abcès hépatiques et pulmonaires étaient rentrés dans l’ordre lors des TDM de contrôle et on a pu cesser les antibiotiques. Le patient était stable au plan clinique 1 mois après la fin de l’antibiothérapie. Par contre, la perte visuelle à l’œil droit a persisté et l’équipe d’ophtalmologie l’a jugée irréversible.
Les isolats de K. pneumoniæ correspondaient au phénotype hypermucovisqueux, selon l’épreuve du fil. Les analyses moléculaires effectuées au Laboratoire national de microbiologie du Canada, à Winnipeg, ont confirmé la présence des gènes rmpA, iroB, iucA, ybtA, clbA et peg-344 et du sérotype capsulaire K1, ce qui a confirmé l’infection disséminée à K. pneumoniæ hypervirulente (KpHV).
Discussion
K. pneumoniæ hypervirulente est une souche émergente du bacille à Gram négatif encapsulé K. pneumoniæ. La souche est dotée de facteurs de virulence intégrés qui lui confèrent un phénotype hypermucoïde et causent des infections disséminées chez des hôtes immunocompétents dans la communauté1,2. Cela contraste avec les infections à K. pneumoniæ classiques, généralement nosocomiales et touchant un seul organe, souvent chez des hôtes immunodéprimés1,2. Les infections disséminées à KpHV touchent en général les personnes diabétiques1,2.
C’est en Chine en 1986, dans une série de cas d’abcès hépatiques et d’endophtalmites pyogéniques qu’on a d’abord signalé K. pneumoniæ hypervirulente1. Au cours des décennies suivantes, d’autres cas ont été rapportés le long de la ceinture Asie-Pacifique; la souche est endémique dans plusieurs pays et les taux de colonisation du côlon par KpHV sont élevés3, ce qui pourrait contribuer à la transmission communautaire. Au cours des dernières années, des cas sont apparus ailleurs dans le monde1,2. Des études de cohorte épidémiologiques rétrospectives réalisées à Calgary et à Québec ont trouvé que 10/134 (7,5 %) et 1/110 (0,9 %) des isolats de K. pneumoniæ présents dans le sang arboraient respectivement des facteurs de virulence associés à KpHV4,5.
Manifestations cliniques
K. pneumoniæ hypervirulente cause en général des abcès hépatiques pyogéniques dans la communauté. Contrairement à l’infection à K. pneumoniæ classique, les abcès hépatiques à KpHV sont habituellement monomicrobiens, sans comorbidité biliaire et associés à une thrombophlébite régionale dans jusqu’à 33 % des cas (Tableau 1)1. Comparativement aux abcès hépatiques pyogéniques mettant en cause la souche classique de K. pneumoniæ, les abcès hépatiques monomicrobiens à KpHV ont plus tendance à être uniques, unilobés, d’aspect plein et multiloculaires à la radiographie6. L’autre caractéristique distinctive est la formation de foyers infectieux métastatiques, notamment l’endophtalmite, la méningite, la pneumonie et autres abcès non hépatiques endogènes. L’endophtalmite a été l’une des premières complications de l’infection à KpHV rapportée et elle touche environ 5 % des patients bactériémiques1. Les symptômes visuels progressent rapidement malgré une antibiothérapie systémique et intravitréenne, avec perte de vision limitée à la perception de la lumière ou pire chez 89 % des patients1. Les manifestations pulmonaires varient de pneumonie lobaire à empyème ou abcès pulmonaire1,2. Les autres manifestations intra-abdominales incluent abcès splénique, pyélonéphrite, abcès périnéphrétique, épididymite et abcès prostatique1,2. Plus rarement, KpHV provoque une fasciite nécrosante, une ostéomyélite et des infections profondes du cou1,2.
Diagnostic
Il n’existe pas d’épreuves diagnostiques définitives pour l’infection à KpHV. On incrimine KpHV sur la base du tableau clinique, des résultats d’analyses de laboratoire montrant le phénotype hypermucovisqueux et de la confirmation des marqueurs génétiques. Le phénotype hypermucovisqueux est démontré par l’épreuve du fil, positive lorsqu’une colonie bactérienne sur gélose peut s’étirer sur une longueur de plus de 5 mm1,2.
Les marqueurs génétiques associés à KpHV sont le plus souvent encodés sur les plasmides, mais parfois, ils sont intégrés à des éléments chromosomiques. La capsule de polysaccharide rehaussée est un facteur de virulence. Alors que la souche de K. pneumoniæ classique produit des capsules de sérotypes allant de K1 à K78, 93 % des cas de KpHV ont le sérotype capsulaire K1, et les autres, K22,7. Les sérotypes capsulaires K1 accroissent le risque de propagation de l’infection chez les patients qui présentent un abcès hépatique8. Les régulateurs du phénotype mucoïde rmpA et rmpA2 sont des régulateurs de la transcription qui entraînent la production de capsules rehaussées et du phénotype hypermucovisqueux; le phénotype magA encode une enzyme associée au phénotype hypermucovisqueux et confère une résistance contre la phagocytose2,7. L’hypervirulence est aussi liée à une capacité accrue de capter le fer par la production amplifiée des sidérophores. Les sidérophores aérobactine (encodée par iuc) et salmochéline (encodée par iro) s’observent rarement dans les souches non virulentes, mais elles sont fortement exprimées dans KpHV2,7. Finalement, KpHV héberge des gènes qui stimulent le métabolisme de l’allantoïne, ce qui l’aide à capter le carbone et l’azote2,8. La détection moléculaire de ces facteurs de virulence n’est pas effectuée de routine, mais on peut l’obtenir auprès des laboratoires de référence.
Prise en charge
Le traitement des infections à KpHV repose sur l’éradication du foyer infectieux initial et sur une antibiothérapie adaptée à l’agent pathogène. Une bonne part des données existantes au sujet de l’éradication du foyer infectieux initial concerne les abcès hépatiques. Aucune étude ne s’est penchée sur le drainage percutané par rapport à la chirurgie spécifiquement dans les cas d’abcès hépatiques à KpHV. Toutefois, plusieurs études ont probablement inclus des souches hypervirulentes, étant donné la localisation et la nature cryptogénique des abcès1. Parmi ces études, les plus importantes n’ont fait état d’aucune différence quant à la mortalité entre le drainage percutané et le traitement chirurgical (particulièrement si le drainage percutané était suivi d’une résection dans les cas réfractaires); par contre, les approches chirurgicales pourraient abréger la durée les hospitalisations et donner lieu à moins d’échecs thérapeutiques9. Si un drainage percutané est nécessaire, des cathéters de gros calibre et l’irrigation fréquente sont souvent nécessaires1; la chirurgie reste à envisager si les techniques conservatrices échouent1.
Aucun essai avec répartition aléatoire et contrôlé n’a évalué la meilleure antibiothérapie pour les infections à KpHV et le choix du traitement repose sur les résultats de l’antibiogramme. La pénétration tissulaire doit aussi entrer en ligne de compte. Par exemple, des céphalosporines de troisième génération ou des carbapénèmes seraient indiqués pour les infections du système nerveux central, et des fluoroquinolones ou le triméthoprime-sulfaméthoxazole pour les infections prostatiques; et un traitement intravitréen est parfois requis pour l’endophtalmite1,2. Les traitements par immunisation passive et par bactériophages ont montré leur efficacité dans le cadre d’expériences, mais la recherche à leur sujet se poursuit1.
Résistance aux antimicrobiens
L’antibiorésistance croissante des souches hypervirulentes de K. pneumoniæ est de plus en plus inquiétante. Les isolats dotés de β-lactamases à spectre élargi de type AmpC se multiplient. Selon une étude prospective chinoise, 11 isolats de KpHV sur 85 (13 %) produisaient une β-lactamase à spectre élargi10. Fait à noter, des rapports ont aussi décrit la production de carbapénémase11. Une étude a signalé une éclosion mortelle causée par une souche hypervirulente résistante au carbapénème en Chine orientale; KpHV a probablement acquis ce génotype de résistance à partir d’un isolat de K. pneumoniæ classique11. Malgré la sensibilité in vitro à la colistine et à la tigécycline, les 5 cas ont été mortels, peu importe le traitement approprié administré11. Une convergence entre la multirésistance de K. pneumoniæ médiée par les plasmides et son hypervirulence a par la suite été signalée dans d’autres provinces chinoises11. En outre, des souches hypervirulentes sont de plus en plus souvent incriminées lors d’infections nosocomiales, comme la pneumonie associée à la ventilation mécanique1. Ces adaptations évolutionnaires de K. pneumoniæ posent un défi de taille pour la santé à l’échelle de la planète.
Conclusion
K. pneumoniæ hypervirulente cause la bactériémie et des abcès hépatiques pyogéniques, souvent disséminés vers plusieurs autres foyers, notamment sous forme d’endophtalmite, de méningite ou d’atteintes pulmonaires. Cette infection affecte plus souvent les patients diabétiques. Elle a d’abord été rapportée le long de la ceinture Asie-Pacifique, mais s’observe désormais ailleurs dans le monde. Les cliniciens devraient songer à une infection à KpHV quand des patients bactériémiques présentent un abcès hépatique à K. pneumoniæ et rechercher de possibles foyers infectieux métastatiques. Des analyses plus poussées peuvent montrer le phénotype hypermucovisqueux et confirmer les marqueurs génétiques d’hypervirulence. L’éradication du foyer infectieux initial et l’antibiothérapie sont au cœur de sa prise en charge, mais on s’inquiète de plus en plus de sa résistance aux antimicrobiens.
Remerciements
Les auteurs remercient la division des pathogènes bactériens et le Laboratoire national de microbiologie du Canada (à Winnipeg, au Manitoba) pour leur contribution au séquençage génétique.
Footnotes
Intérêts concurrents: Outre le travail soumis, Nisha Andany déclare avoir reçu des fonds de Gilead Sciences, de GlaxoSmithKline et de Janssen. Aucun autre intérêt concurrent n’a été déclaré.
Cet article a été révisé par des pairs.
Les auteurs ont obtenu le consentement du patient.
Collaborateurs: Tous les auteurs ont contribué à la conception du travail. Samik Doshi a rédigé le manuscrit. Tous les auteurs ont révisé de façon critique le contenu intellectuel important, ont donné leur approbation finale pour la version destinée à être publiée et assument l’entière responsabilité de tous les aspects du travail.
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