Ya-t-il quelque chose de foncièrement indécent dans notre façon de présenter les avancées de la science ?
Je reviens à peine de ma réunion annuelle d’association et je reste avec quelque chose comme une crotte sur le coeur. Le congrès était presque parfait, avec des conférenciers de renom, certains que j’ai côtoyés sur les bancs d’école et d’autres dont je n’avais lu le nom que dans les revues prestigieuses. Les sujets étaient chauds, pertinents et vont probablement modifier ma pratique. J’ai bien rempli les évaluations et j’ai été constructive dans mes commentaires. Mais il reste quelque chose qui accroche. Un arrière-goût un peu âcre que j’arrive difficilement à définir. Je crois que je digère de moins en moins les courbes de Kaplan–Meier. Ou du moins moins la façon de nous les présenter.
Ces courbes d’allure bien lisse sont en fait, lorsque décortiquées, des marches d’escalier sur lesquelles basculent, dans un vide sidéral, les survivants de la marche d’avant. La seule trace de leur contribution à l’avancée de la Science reste un petit trait vertical, à peine visible, lorsque vu de loin. Ces courbes se veulent encourageantes quand elles se séparent et quand on fait partie de la bonne couleur, mais elles recèlent des milliers d’histoires de vie abimées, froissées, détruites, éclatées par la maladie et ses retombées. Des courbes accompagnées de chiffres, de « p » statistiquement significatifs et qui vont bouleverser ou non la science de demain. Bien sûr, ces courbes sont nécessaires et utiles pour schématiser les trajectoires diverses selon les approches thérapeutiques novatrices ou anciennes. Mais estce qu’on se rend vraiment compte des centaines, voire des milliers, de vies derrière les données recueillies? Est-ce qu’on pense à tous ceux qui ont déboulé les marches?
Parfois, au cours d’un exposé, je m’égare dans mes pensées au détour d’une courbe et plonge dans le graphique pour m’asseoir quelques minutes sur un palier de l’escalier. J’y rencontre des patients qui se cramponnent entre eux pour ne pas tomber de la marche. Je leur demande alors comment ils voient leur participation à la recherche. Mais trop souvent, l’axe des X, représenté par le temps qui passe, leur pousse dans le dos, et un ou deux dégringolent avant de pouvoir me répondre. Ils sont de moins en moins nombreux à attendre le plongeon final et ceux-là se moquent bien de me répondre. Certains me glissent dans un souffle qu’avoir su, ils auraient lu le fameux document de consentement, souvent passé à la va-vite et accepté en bloc dans l’espoir de tomber dans le bon bras à l’étude, dans l’utopie de pouvoir gambader sur le dernier plateau. On jette parfois un oeil vers la courbe du haut pour voir si les patients de l’autre groupe se portent mieux, mais eux aussi s’affairent à ne pas chuter. Puis la diapo change et je suis extraite de la courbe et de ma rêverie pour revenir aux présentations sur la toute puissante Science qui progresse.
Pendant que le Savoir pavoise et étale ses réussites, le clinicien s’écorche sur les aspérités de ses échecs. Pour chaque survivant de mes cohortes de patients, j’ai des dizaines de disparus. Des relations ébauchées, avortées, conclues dans la douceur ou dans la douleur. Jamais on ne me parle de ça dans les congrès. Jamais on ne nous dit comment survivre à toutes ces pertes.
Je me sens privilégiée de pratiquer mon métier. Mais j’ai l’enthousiasme atrophié. J’aimerais simplement entendre mes collègues, mes mentors, mes émules parler de ces vides qui remplissent les écrans autour des courbes et de ce qu’évoquent chez eux ces espaces blancs remplis d’histoires qui ne seront jamais racontées. Ces courbes de survie ne font pas état de tous ceux qui ont sombré dans l’abîme. Et ces vides prennent de plus en plus de place dans ma vie à mesure que mon bagage de pertes s’alourdit.
Ne vous méprenez pas, je ne suis pas en train de médire sur les chercheurs. Ces femmes et hommes de science travaillent souvent presque bénévolement. Ils font des heures qui ne figurent dans aucune grille horaire et le font avec l’intime conviction et le désir d’améliorer le sort des milliers de patients à venir. Je sais trop bien qu’ils ont tous le coeur à la bonne place, et souvent rafistolé de se l’être trop fait décrocher par les embûches et les peines vécues. Je crois en fait qu’ils sont simplement embourbés dans une tradition d’expression scientifique neutralisant toute unicité au profit d’un message global : retenez ce « p » qui changera des vies !
Je sais bien que le but d’un congrès n’est pas de s’asseoir en rond et de pleurer sur nos pertes et nos échecs. Mais pourrait-il y avoir tout de même une minute de silence pour tous ceux qui ne feront pas partie des courbes présentées, car tombés en cours de route? Je crois que l’on peut travailler à dire la science et ses avancées autrement que par des chiffres et des courbes qui occultent trop souvent la réalité de ce que nous vivons chaque jour auprès de nos patients, qu’ils soient éligibles ou non aux protocoles de recherche.
Et quand, moi, je serai un trait sur une courbe de Kaplan–Meier, allez-vous me reconnaître ou glisser votre regard et chercher le « p » au bout du graphique?
Footnotes
Cet article a été révisé par des pairs.