J’ai toujours été bonne élève. Je travaillais fort, je suivais les règles et j’affrontais immédiatement chaque problème. Cette approche m’a permis de réussir mes années de baccalauréat, d’unité de soins intensifs néonataux, et de maîtrise en santé publique (M.S.P).
Puis je suis partie faire mon stage de M.S.P. dans le Nord. Là, les leçons que j’avais apprises, sans être fausses, étaient loin d’être suffisantes… Et passaient parfois à côté de l’essentiel.
Première leçon: planifier au maximum
Je voulais effectuer mon stage dans un contexte éloigné, isolé, et autochtone. Comme infirmière, j’avais trop souvent vu les personnes des régions nordiques tomber entre les mailles du filet du système de santé. Je voulais trouver une solution.
Mes superviseurs et moi avons décidé de mener une campagne de santé publique afin d’encourager les enfants d’une communauté autochtone à porter un casque pour circuler en véhicule hors route. L’idée était pertinente; en effet, une étude épidémiologique récente portait sur les traumatismes crâniens dans la région et j’avais le soutien d’un organisme sans but lucratif et de conseils de santé régionaux. Le projet avait trois objectifs: collaborer avec les écoles pour que les enfants créent leur propre campagne de santé publique, fournir un casque à chaque enfant par l’intermédiaire des magasins locaux, et élaborer un règlement sur le port obligatoire du casque.
Sur le papier, tout semblait parfait.
Deuxième leçon: rien ne se passe comme prévu
Parmi les leçons que j’ai apprises, c’est celle qui correspond le plus à la réalité. Des coupes budgétaires importantes ont contraint l’organisme sans but lucratif à cesser ses activités. En raison du départ soudain d’une partie du personnel après une série d’incidents violents avec des élèves et du congé de maternité de la directrice d’une école, la communauté participante a annulé sa collaboration à la dernière minute. Je me sentais découragée avant même de faire mes valises.
Nous avons alors revu notre stratégie pour réaliser le même projet dans une autre communauté, où un grave traumatisme crânien subi par un jeune sur un véhicule tout-terrain avait été très médiatisé.
En février 2015, j’ai embarqué dans un avion minuscule, qui a traversé une tempête de neige accompagnée de turbulences extrêmes. J’étais à deux doigts de vomir.
En essayant d’appeler ma personneressource à l’atterrissage, j’ai découvert que la collectivité n’avait pas de réseau cellulaire. Mon superviseur m’avait dit d’aller à l’école, reconnaissable à son toit rouge, mais le blizzard avait recouvert tous les toits d’une épaisse couche de neige. J’étais perdue, sans aucune visibilité, par −35 °C. J’ai presque pleuré de soulagement quand quelqu’un, me voyant trébucher dans la neige, m’a invitée à monter dans sa voiture.
Dans les semaines suivantes, j’ai suivi le plan et j’ai rencontré toutes les personnes sur ma liste. Les membres de la communauté m’ont donné l’impression générale de me soutenir discrètement, sans vraiment s’investir. Les aînés et les aînées se montraient polis. Je faisais face à une distance émotionnelle que je ne comprenais pas.
« Attends six mois, m’a dit une aînée. Les gens partent très souvent. Nous n’avons pas envie de créer des liens avec quelqu’un que l’on ne reverra jamais ».
Elle a remarqué mon désarroi et a souri.
« Va découvrir la région! Mais ne sors pas de la collectivité, car on a vu des loups dans le coin. Bienvenue dans le Nord! »
Je pensais que mes recherches et ma planification m’auraient bien préparée (première leçon!), mais ce n’était pas le cas. Pour moi qui aime le contrôle et la précision, cela avait tout l’air d’un échec.
Troisième leçon: anticiper les obstacles et les défis en analysant les forces, les faiblesses, les opportunités, et les menaces
Mon analyse préalable des forces, des faiblesses, des opportunités, et des menaces (FFOM) a porté ses fruits à plusieurs égards. Compte tenu de la forte rotation au sein de la collectivité, je m’attendais à un soutien mitigé. J’avais des pistes pour obtenir du financement ainsi qu’une liste de parties prenantes et de groupes clés.
À bien d’autres égards, j’ai trébuché sur des obstacles inattendus. Mon travail a souvent été interrompu par de profondes tensions historiques entre deux peuples autochtones contraints à cohabiter par la colonisation. Pour l’achat des casques, un groupe avait les moyens financiers nécessaires, l’autre devait demander une subvention; l’un pouvait bénéficier d’une exonération d’impôt, l’autre non. J’ai fait la navette entre les bureaux des deux peuples, en gérant des ressentiments palpables et en alternant persuasion et supplications pour que tout le monde reste mobilisé. Un membre clé de la collectivité locale a accepté de collaborer, mais ne s’est présenté qu’à une seule des réunions planifiées. Un policier a prédit que les casques que je comptais distribuer seraient vendus pour acheter de la drogue ou de l’alcool; il avait tort, mais j’ai compris ce qu’il vivait au quotidien. J’ai eu du mal à faire financer les frais de livraison importants dans cette région éloignée. Le roulement élevé du personnel clinique et enseignant nuisait à la continuité et à l’acceptation du projet. Parmi le personnel enseignant, j’ai rencontré des personnes formidables, mais aussi certaines qui rabaissaient les cultures autochtones. « Oh, Irene, m’a expliqué un professeur du secondaire devant sa classe, il faut parler très len-te-ment ici. Ces gens-là ne savent ni lire ni écrire. » Comme j’ignorais que la collectivité s’arrêtait totalement chaque fois que s’y tenaient des obsèques, je n’avais pas calculé qu’au total, près de quatre semaines de travail sur six mois seraient consacrées à cette tradition majeure. L’un des deux magasins locaux a déclaré qu’il n’avait pas l’espace nécessaire pour entreposer les casques.
Quelle que soit la manière dont je décrivais mon projet, je ne parvenais pas à transmettre l’importance qu’il revêtait à mes yeux. J’aurais voulu avoir une hiérarchie sécurisante, quelqu’un qui me dise quoi faire et que j’aurais pu blâmer pour tout ce que je n’avais pas anticipé. Je pleurais souvent, j’avais vraiment envie de baisser les bras.
Quatrième leçon: trouver de la motivation dans les succès, aussi petits soient-ils
Un jour, à la salle de sport, j’ai rencontré un administrateur de la collectivité locale qui m’a posé des questions sur mon projet et a ensuite téléphoné à quelqu’un.
Soudain, j’ai obtenu le financement des casques! L’administration locale a accepté de me soutenir et une personne à l’école a réussi à financer les frais de livraison. Les élèves, en voyant que j’étais encore là et que je ne les dénigrais pas, ont peu à peu commencé à me respecter.
Sans ces petites victoires, j’aurais abandonné.
Cinquième leçon: les attentes sont aveuglantes, les projets n’appartiennent pas aux universitaires, les indices de référence en recherche évoluent
À la fin de mon projet, le chef des jeunes m’a confié que, comme une bonne partie de la population, il nous aimait bien, moi et mon projet. En revanche, il estimait qu’il aurait fallu consacrer l’énergie et les fonds à des questions beaucoup plus urgentes — des questions que j’aurais vues si j’avais levé le nez de mes attentes pour bien observer la communauté. Les filles avaient besoin d’un programme d’autodéfense pour éviter de se retrouver sur la liste des femmes autochtones disparues et assassinées. L’école avait besoin d’un programme de saine alimentation. Et j’en passe!
Ma présence avait été appréciée par la communauté: « Tu nous as consacré du temps. Nous sommes très fiers de toi. Merci pour ton dévouement. » Aujourd’hui, quand j’arrive à l’aéroport, les enfants accourent pour me prendre dans leurs bras et les adultes me serrent la main. La communauté est devenue ma famille.
Mais mon projet… Les membres de la communauté ont dû faire avec pendant que, petit à petit, je les découvrais et comprenais qu’un vrai projet communautaire ne serait jamais le mien. Certes, il a apporté quelque chose: les enfants, dont certains étaient défavorisés, avaient des étoiles dans les yeux quand leur campagne a été rendue publique et a remporté un prix national prestigieux. Mais il y avait d’autres enjeux plus importants.
Une personne m’a dit, gentiment: « Irène, ton projet était mignon ».
J’étais partie à la recherche d’un indice de réussite mesurable. Dans le cadre de mon métier d’infirmière et de mon programme de M.S.P., cet indice de référence correspondait à l’approbation de mes superviseurs ou à la publication d’une étude qualitative. En revanche, dans les communautés autochtones, la réussite prend un sens différent et ne peut être mesurée par la recherche, les objectifs, les calendriers, et les publications. Là-bas, nos indices de référence n’ont aucune importance.
L’important, c’est de traverser une tempête de neige à bord d’un avion minuscule en essayant de ne pas vomir, d’atterrir au milieu de nulle part et de ne faire face qu’à des imprévus, de passer des heures à pleurer et à se démener, pour, enfin, ouvrir les yeux et trouver un moyen potentiel de s’en sortir. L’important, c’est de finir par comprendre qu’une idée pleine de bonnes intentions ne convient pas vraiment à une communauté particulière. L’important, ce sont les gens: aller à la rencontre d’une communauté et y construire de vraies relations. L’important, c’est de savoir que les leçons théoriques et les plans ne permettent jamais de vraiment se préparer.
J’ai terminé ma M.S.P. il y a sept ans. Je sais à présent que les défis auxquels j’ai été confrontée sont courants en santé publique. Aucune planification à distance ne permet de se préparer complètement au travail communautaire sur le terrain, et d’anticiper les besoins réels d’une communauté. Maintenant, je travaille sur le territoire de cette première communauté autochtone. Je me suis habituée aux turbulences.
Une fois, on m’a appelée « la folle des casques ». Maintenant que j’effectue le dépistage du cancer du sein demandé par les communautés, on m’appelle « l’infirmière folle des seins ».
Je me lance avec le sourire.
Remerciements
Les auteures remercient Paul Linton, Lucy Trapper, George Diamond, et le comité de recherche du Conseil cri de la santé et des services sociaux de la Baie-James, ainsi que Debbie Friedman et Johanne Morel de l’Hôpital pour enfants de Montréal.
Footnotes
Cet article a été révisé par des pairs.
Il s’agit d’une histoire vraie. La publication de cet article a été approuvée et jugée urgente par le Conseil cri de la santé et des services sociaux de la Baie-James, composé entièrement d’Autochtones.
Intérêts concurrents: Irene Chu et Ruth DyckFehderau font état d’un soutien de la part du Conseil cri de la santé et des services sociaux de la Baie-James. Irene Chu est bénévole au sein du conseil d’administration de l’établissement d’enseignement Pinnacle Heights Academy.
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