Pour Roy Romanow, les soins primaires ne constituent pas simplement une catégorie de services. C'est une doctrine. Les soins primaires sont «une voie que devrait privilégier notre système de santé» écrit-il1, et «l'idée de s'engager résolument dans la voie des soins de santé primaires équivaut ni plus ni moins à transformer le système de santé canadien.» La définition que M. Romanow donne des soins primaires est presque aussi amorphe que sa vision est grande et il ne trace aucune ligne de démarcation claire dans le territoire où se chevauchent les soins primaires en tant que médecine familiale et les soins primaires comme service de santé publique. On nous présente plutôt des déclarations au sens large comme «une initiative qui implique une modification en profondeur de l'ensemble du système de santé».
En mettant l'accent sur la prévention et les déterminants de la santé, le rapport Romanow suit la tradition de la déclaration «Santé pour tous» issue de la conférence d'Alma Ata organisée par l'OMS en 1978. On y a alors étendu la définition des «soins primaires» pour y englober des mesures de santé publique comme les programmes d'éducation, d'hygiène et de vaccination2. Pour beaucoup de Canadiens, toutefois, les soins primaires sont toujours dispensés au cabinet du médecin de famille. Comme M. Romanow l'a découvert, nous souhaitons toujours «voir se développer une première ligne de services forte et accessible ou … une relation de confiance de longue durée avec un professionnel de la santé». Les médecins de famille affirment que ce qui les satisfait le plus, c'est le contact direct avec les patients et l'application pratique de leurs connaissances cliniques spécialisées. C'est aussi cette relation directe, personnelle et pratique avec leur médecin de famille que les patients semblent rechercher. Pourquoi donc y a-t-il beaucoup de médecins de famille qui sont «découragés»3? Pourquoi les étudiants en médecine choisissent-ils d'autres spécialités? Pourquoi y a-t-il tant de Canadiens qui n'ont pas de médecin de famille?
Les rapports Romanow et Kirby décrivent tous deux l'érosion du prestige de la médecine familiale4 : spécialisation croissante; prolifération des technologies nouvelles; orientation vers les soins hospitaliers. Nous pourrions aussi ajouter que les «consommateurs» de soins de santé sont de plus en plus avertis. («Si l'on recommande une côloscopie de dépistage, pourquoi alors ne puis-je m'adresser directement à un gastro-entérologue?») Notre système de santé a évolué de telle façon qu'on attache le plus d'importance, non pas aux soins primaires, mais à l'hôpital et aux spécialistes. Les médecins de famille sont donc devenus des guichetiers spécialistes. On leur impose la responsabilité ultime – «Consultez votre médecin de famille» – sans toutefois leur accorder les ressources ni le crédit correspondants. Ils passent trop de temps en dehors de la salle d'examen à gérer la logistique des aiguillages à tous les égards, des soins à domicile jusqu'à l'obtention rapide d'une tomographie. Or, on peut soutenir que la médecine familiale constitue la plus complexe de toutes les spécialités médicales. Elle exige les connaissances les plus vastes, la capacité de distinguer les plaintes courantes non spécifiques des maladies importantes5, et celle d'établir de bonnes relations avec les patients et de travailler efficacement avec un large éventail d'autres professionnels de la santé.
Le besoin de continuité des soins est enchâssé fermement dans la grande réforme des soins primaires prescrite par M. Romanow – accès 24/7 à des services en dehors des urgences, intégration de l'information par le dossier de santé électronique et élimination des redondances qui causent du gaspillage. C'est là qu'intervient le gestionnaire de cas dont la responsabilité principale consiste à aider les patients à s'y retrouver dans un «dédale de services et parmi une foule d'intervenants». Jusqu'à maintenant, ce sont toujours le médecin de famille et l'infirmière qui ont joué ce rôle. M. Romanow indique qu'il n'est pas nécessaire d'être infirmière ou médecin qualifié pour gérer des cas, à condition que l'on ne bloque pas «l'accès aux services médicaux et infirmiers nécessaires». L'ajout d'une autre strate à un système déjà lourd aidera-t-elle toutefois? La solution serait-elle plus évidente : un ratio médecin-patients moins élevé et plus de ressources de soutien administratif6? La partie holistique de la médecine familiale, soit le rôle traditionnel de la naissance à la mort qui consiste à garder dans le collimateur médical le patient en tant qu'individu complexe dans un contexte social complexe, devient intenable, ce qui est intéressant et ironique. Est-ce vraiment une transition que les médecins de famille veulent accepter?
Il n'y a pas de grand plan directeur pour la prestation efficace des soins primaires : ce qu'il faut au centre-ville de Saskatoon diffère de ce dont on a besoin à l'Île-à-la-Crosse. M. Romanow espère toutefois qu'un transfert réservé (1,5 milliard de dollars pour de nouvelles initiatives) persuadera les provinces de faire passer les soins primaires au début de la file d'attente de la réforme. Au lieu de lancer d'autres projets pilotes, soutient-il, nous devons mettre en œuvre des améliorations maintenant : «Le désir de perfection représente aussi une entrave au changement.» Il est tout à fait sensé de réaffirmer que les soins primaires constituent le point de convergence de notre système de santé – et, par conséquent, le rôle pivot du médecin de famille. Sinon, il faut regarder nos patients errer dans un système de santé tellement taxé à la limite qu'il devient inévitable de tomber dans ses failles. — JAMC