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Le Canada est un pays riche où il fait bon vivre. La pauvreté sévit par contre dans la majeure partie du monde — et il ne fait pas bon y mourir. Cette différence, c'est le défi le plus important de notre époque, aussi bien pour la médecine et que pour toutes les autres disciplines.
Ce numéro du JAMC traite de la pauvreté et du développement humain dans le contexte d'une initiative mondiale du Council of Science Editors. Plus de 200 journaux scientifiques ont accepté de publier des articles sur ce thème en octobre. Pourquoi porter la lutte dans les journaux médicaux? Parce que si l'on veut s'attaquer à la pauvreté, un virage radical de la réflexion s'impose — et les médecins canadiens ont là un rôle indispensable à jouer, en devenant les porte-parole des plus pauvres du monde.
À l'heure actuelle, les mécanismes officiels du développement mondial suivent un modèle simple : il y a les pays «donateurs» riches et les pays «bénéficiaires» pauvres. Les pays donateurs donnent rarement suffisamment d'argent. En 2005, le Canada a fait don d'environ 4,6 milliards de dollars, soit 0,34 % de son produit intérieur brut — ce qui est moins que les 0,49 % qu'il a déjà donnés ou que les 0,7 % que les gouvernements canadiens promettent depuis des décennies (la moyenne s'établit à 0,47 % pour les autres pays donateurs de l'Organisation de coopération et de développement économiques)1. Une grande partie de l'argent donné est en outre dépensée de façon contre-productive : conditions écrasantes imposées aux bénéficiaires, obligation d'acheter des biens ou des services du pays donateur, financement d'interventions médicales désuètes ou, contrairement au gros bon sens, soutien de dictateurs ou de kleptocrates pour des motifs géopolitiques ultérieurs.
Il s'est écrit des ouvrages complets sur ces questions. Certains recommandent avec zèle d'injecter plus d'argent dans la lutte à la pauvreté — ils ont raison. D'autres déplorent amèrement que les institutions chargées de la lutte à la pauvreté aient dilapidé l'argent reçu — et ils ont aussi raison. Que faire?
La réponse qui cause le moins de maux de tête, c'est de ne prendre aucun risque. Une telle aversion pourrait expliquer pourquoi le gouvernement de Steven Harper a réduit sans tapage de plusieurs centaines de millions de dollars un engagement d'aide pris envers l'Afrique il y a deux ans2. Le premier ministre se plaint que les milieux de l'aide ne rendent pas suffisamment de comptes. Il aurait été préférable qu'il impose cette obligation d'imputabilité au lieu de réduire les contributions du Canada, qui sont déjà faibles, étant donné qu'environ un milliard de personnes dans le monde (soit environ 30 fois la population du Canada) réussissent à peine à survivre avec 1 $ par jour ou moins.
Pourtant, M. Harper a raison : les milieux de l'aide ne rendent pas suffisamment de comptes. On pourrait dire que dans ce domaine, l'establishment de l'aide est son propre pire ennemi parce que les politiciens hésiteront toujours à injecter les milliards de dollars supplémentaires nécessaires tant qu'ils n'auront pas confiance en ses méthodes, sa transparence et ses résultats. Nous brossons ici les grandes lignes d'un programme de changement.
Il y a un problème d'envergure et il est inexcusable : l'aide internationale est loin de s'appuyer sur des données probantes. Elle a plutôt tendance à être dictée par les plans des fonctionnaires de Washington, de New York et de Genève. Les bailleurs de fonds affirment tous que des partenaires locaux acceptent leurs projets, mais l'aval est presque toujours donné à posteriori et peu de tributaires de l'aide osent refuser l'approbation requise. Trop souvent, la planification centrale et la coercition rejettent dans l'ombre les preuves scientifiques, économiques et sociologiques.
En Afrique et en Asie, par exemple, l'UNICEF, la Banque mondiale et le Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme ont acheté de la chloroquine comme traitement du paludisme à falciparum, qui est mortel, alors même que l'Organisation mondiale de la Santé (OMS) les avait prévenus que la chloroquine n'était pas recommandée. Ils ont donc fourni de la chloroquine même si les preuves avait démontré que le traitement échouait dans presque 80 % des cas à cause de la pharmacorésistance. Les bénéficiaires de l'aide souhaitaient recevoir les meilleurs médicaments recommandés par l'OMS (c.-à-d. pharmacothérapie combinée à l'artémisinine), mais ils étaient incapables de tenir tête aux bailleurs de fonds qui ne voulaient pas payer des traitements «coûteux» de moins de 2 $. Les retards des processus de changement visant à porter la norme de soin au niveau de la pharmacothérapie combinée à l'artémisinine, effort qui se poursuit toujours, ont coûté des centaines de milliers de vies, peut-être même des millions.
En recherche, on évite de telles fautes professionnelles médicales parce que les projets doivent survivre à la fois à l'examen critique par les pairs et par les conseils d'éthique. Ce n'est pas le cas de l'aide au développement. La plupart des donateurs n'ont pas de processus d'examen par les pairs et l'examen par un conseil d'éthique y est sporadique ou inexistant. Pourtant, les projets d'aide ont souvent des répercussions beaucoup plus vastes que les études cliniques types.
Le manque d'ouverture va de pair avec le désintéressement à l'égard des données probantes. Rendez-vous sur le site web de l'Agence canadienne de développement international (ACDI) et essayez d'y trouver les processus à suivre, les formulaires à remplir et les délais à respecter pour demander du financement pour un projet. N'y consacrez pas trop de temps parce que sauf dans le cas de quelques programmes d'envergure mineure comme des conférences, il n'y en a pas. L'ACDI affectera la majeure partie des 3 milliards de dollars qu'elle dépensera cette année sans suivre de processus structuré de demande et de concours visant à garantir que les plans de lutte à la pauvreté reposent sur les meilleures données probantes scientifiques, économiques et sociologiques. Le plus souvent, l'argent est distribué à la suite de démarches de «contacts» ou pour atteindre des objectifs qui sont loin de la lutte à la pauvreté.
Un programme au titre révélateur, soit le Programme de coopération industrielle (ACDI–CIN), entraîne un tel pillage. Dans le cadre de ce programme, des sociétés canadiennes reçoivent du financement pour lancer une entreprise ou donner de la formation dans des pays en développement. Une entreprise du Québec qui a ouvert en Égypte une usine de plastique en coentreprise est au nombre des bénéficiaires du programme. Grâce à l'argent des contribuables et à la technologie du Canada, signale l'ACDI, l'usine fabrique des «quais de plongée, des piscines à eau salée à concept ouvert et beaucoup d'autres produits utilisés à grande échelle dans les marinas d'hôtels et de centres de villégiatures en bord de mer3».
Ce n'est pas de la lutte à la pauvreté : c'est de l'aide sociale aux entreprises. Il est certainement souhaitable que l'ACDI et les entreprises conjuguent leurs efforts, mais le processus d'examen doit sélectionner seulement les partenariats qui aident avant tout les plus pauvres du monde et non les fabricants ou les utilisateurs de piscines de luxe.
Le Canada et l'ACDI devraient suivre l'exemple de l'organisme donateur de la Grande-Bretagne. Le Parlement de Grande-Bretagne a adopté une loi obligeant à consacrer les budgets d'aide exclusivement à la lutte contre la pauvreté et interdisant de favoriser les entreprises britanniques4. Certaines affirment maintenant que l'organisme d'aide de la Grande-Bretagne, déchiré par les scandales au cours des années 1990, est le meilleur au monde. Il serait excessivement facile pour le gouvernement Harper de s'inspirer de la loi britannique et de l'adopter ici au Canada.
Or, même s'il l'on réformait l'ACDI, il resterait un autre défi à relever. En Europe et aux États-Unis, un vaste état-major se consacre à la production de recherches et d'idées pour le développement international, mais au Canada, la majeure partie de ce savoir a émigré à cause du manque d'appui. Notre incapacité à retenir les cerveaux les meilleurs et les plus brillants qui veulent se consacrer à la lutte à la pauvreté est une tragédie. Les Canadiens excellent dans des sciences comme l'épidémiologie, qui sont cruciales pour éliminer les causes de la pauvreté. Les chercheurs canadiens ont besoin de financement pour appliquer leurs compétences à la lutte contre la pauvreté et d'un cheminement de carrière qui permettra de former une nouvelle génération.
Pour commencer, le Canada devrait accorder un financement suffisant à un ou plusieurs instituts spécialisés en santé publique mondiale et en médecine. Il existe de telles écoles de médecine tropicale (c'est ainsi qu'on les appelle, pittoresquement) en Belgique, en Grande-Bretagne, au Danemark, en France, en Allemagne, en Italie, aux Pays-Bas, en Suisse et aux États-Unis. Le Canada n'en a pas et le message qu'il fait ainsi passer, c'est qu'il est mesquin et ne s'intéresse pas à la santé de milliards de personnes. La création d'une école bilingue d'études supérieures en santé publique mondiale et médecine est une étape logique et un excellent geste de diplomatie publique dont on pourrait se vanter à la fois dans le Commonwealth et la Francophonie.
Le Canada doit aussi cesser de financer insuffisamment la recherche en santé publique mondiale et médecine. Il y a cinq ans, les Instituts de recherche en santé du Canada, l'ACDI et le Centre de recherches pour le développement international ont lancé l'Initiative de recherche en santé mondiale. Or, une étude à paraître réalisée par des chercheurs de l'Université d'Ottawa montre que le financement accordé à l'Initiative de recherche en santé mondiale a atteint seulement quelque 40 millions de dollars au cours des années qui ont suivi — soit moins de 10 millions de dollars par année (Vivian Robinson, Université d'Ottawa, Ottawa [Ont.]: communication personnelle, 2007).
En guide de comparaison, un organisme de bienfaisance, la Fondation Bill et Melinda Gates, a accordé à lui seul, à plusieurs occasions, des subventions ponctuelles dépassant le budget total de recherche de l'Initiative de recherche en santé mondiale sur cinq ans.
Lorsque le G1 (la Fondation Gates) dépense plus qu'un gouvernement du G8 qui compte 33 millions d'habitants, cela prouve que le Canada n'essaie même pas. Lorsqu'il était premier ministre, Paul Martin a promis de consacrer à l'étude de la pauvreté dans le monde 5 % du budget de recherche du Canada — soit quelque 100 millions de dollars — et il ne l'a pas fait. C'est une promesse que M. Harper devrait reprendre et réaliser.
Le JAMC est d'avis que ces mesures faciles pourraient en moins d'une décennie faire du Canada un chef de file de la santé dans le monde et de la lutte à la pauvreté. Le problème, c'est que les Africains, les Asiatiques et les Latino-américains pauvres qui vivent dans la faim, en mauvaise santé, dans la peur et la misère ne votent pas au Canada — difficile dans de telles circonstances de créer de la volonté politique à Ottawa. C'est pourquoi nous recommandons que chaque médecin qui s'intéresse à ces enjeux intervienne en consacrant bénévolement un peu de temps à faire de la représentation auprès des groupes de lutte contre la pauvreté, comme Results–Résultats Canada qui coordonne les efforts des médecins et d'autres intervenants afin d'exercer des pressions sur le gouvernement pour qu'il intervienne davantage dans les domaines du paludisme, de l'immunisation, de l'hygiène et de la tuberculose. Beaucoup d'autres groupes, dont certains sont bien connus, comme Médecins Sans Frontières, et certains le sont moins, font campagne et interviennent en la matière5. Il n'y a pas un médecin au Canada, malgré son horaire chargé, qui ne peut trouver quelques minutes pour participer à ces efforts et contribuer à la lutte contre la pauvreté mondiale — qui constitue certainement le problème social le plus profond de notre époque.