L’islamophobie genrée est répandue au Canada et elle s’appuie sur le stéréotype voulant que les femmes musulmanes soient les victimes impuissantes de leur tradition religieuse.
Les femmes musulmanes visiblement identifiables œuvrant dans les professions de la santé sont touchées par une islamophobie genrée qui prend la forme d’une exclusion et d’une discrimination pouvant entraîner de l’insécurité, de la peur, une diminution de la satisfaction au travail et un épuisement professionnel.
Une éducation sur l’islamophobie et l’islamophobie genrée devrait être intégrée aux pratiques d’enseignement de l’apprentissage transformateur et contre l’oppression au cours de la formation médicale.
Des travaux de recherche ainsi que des pratiques et des politiques institutionnelles plus vigoureuses sont nécessaires pour atténuer les impacts néfastes de l’islamophobie genrée sur les femmes musulmanes au sein des milieux médicaux.
L’image de la femme musulmane voilée et opprimée est employée depuis longtemps pour justifier le colonialisme occidental qui perdure1. En décembre 2021, les pages de la section « Letters » du CMAJ (édition anglaise du JAMC) ont donné une voix à un stéréotype familier: celui qui dépeint la femme musulmane portant un hijab, ou un foulard islamique, comme étant une personne « opprimée ». Une telle représentation est en accord avec des discours orientalistes préconçus qui considèrent l’islam comme une tradition religieuse « barbare » ayant besoin d’être civilisée2. Ce sentiment raciste a été employé à mainte reprise pour justifier le besoin présumé des femmes musulmanes d’être secourues de leurs pratiques culturelles et religieuses par des pouvoirs de l’Europe occidentale, avec des débats souvent centrés sur le hijab3. De tels discours sont à l’origine de l’islamophobie genrée, définie comme des « formes de discrimination ethnoreligieuses et racisées formulées envers les femmes musulmanes provenant de stéréotypes négatifs historiques et textualisés qui façonnent des formes d’oppression individuelles et systémiques » [traduction libre]1. Les femmes musulmanes œuvrant dans les professions de la santé au Canada font face à de multiples formes d’islamophobie, dont des barrières systémiques, une discrimination manifeste ainsi que des macroagressions et des microagressions interpersonnelles quotidiennes. Dans la présente commentaire, nous traitons de l’islamophobie genrée en médecine et des solutions pour nous y attaquer.
De nombreuses femmes musulmanes croient que le hijab est une composante essentielle de leur tradition et de leur identité religieuses, concevant le hijab comme une expression d’autonomie et d’affirmation de l’identité4. Bien que nous reconnaissions que des interprétations patriarcales extrêmes des traditions religieuses ont forcé certaines femmes à porter le hijab, la plupart des femmes qui le portent le font par choix et avec conviction. Cependant, les conversations portant sur le hijab en Occident mettent souvent l’accent sur l’oppression, ce qui est en contradiction avec les expériences vécues par la plupart des femmes musulmanes. L’un des mécanismes du racisme est de minorer les variations, la diversité et la nuance qui existent au sein d’un groupe marginalisé, afin d’ultimement en tracer un portrait déshumanisé et unidimensionnel5. L’islamophobie genrée réduit le hijab à des interprétations extrémistes minoritaires, plutôt que de permettre les interprétations féministes et pluralistes du hijab acceptées de façon prédominante dans la tradition islamique. Cette forme de stéréotypes continue de propager une discrimination antimusulmane ciblant les femmes qui a crû au cours des 20 dernières années, depuis les attaques du 11 septembre 2001, lesquelles ont amplifié l’islamophobie partout sur la planète. De plus, les récits des femmes musulmanes sont souvent exclus des débats à leur sujet, ce qui renforce d’autant plus la notion discriminatoire que les femmes musulmanes n’ont pas la liberté de transmettre leurs pensées et leurs expériences.
Les médecins musulmanes ont vécu cette discrimination croissante, y compris au sein du milieu médical. Une étude qualitative récente a révélé que les stagiaires musulmanes en médecine font face au paradoxe d’être à la fois hypervisibles et invisibles, c’est-à-dire que, bien qu’elles se distinguent de leurs paires, elles n’ont aucune voix dans les débats qui les concernent6. Les femmes musulmanes visiblement identifiables dans le milieu des soins de santé sont souvent perçues à la lumière d’une identité religieuse monolithique, alors que leurs identités multiples — y compris leurs identités religieuses, ethniques et raciales uniques — sont rejetées ou oblitérées. On a rapporté à maintes reprises des récits d’exclusion dommageable en milieu de travail, de la part de collègues ou de patients, visant des professionnels de la santé d’origine musulmane7,8. Des médecins musulmanes ont mentionné avoir accès à un moins grand nombre d’occasions d’enseignement et d’apprentissage, en plus de ressentir des sentiments d’aliénation par rapport à leurs collègues sur les lieux de travail9. La discrimination, la déshumanisation, l’exclusion et le sentiment d’être « l’autre » subis par les professionnelles de la santé qui portent le hijab rehaussent les défis auxquels ces professionnelles font déjà face, ce qui contribue à l’épuisement mental et émotionnel qu’elles ressentent7. La discrimination diminue aussi la probabilité de ressentir de la satisfaction au travail, menant des professionnelles de la santé qui portent le hijab à quitter leur domaine choisi ou à écarter carrément une carrière en médecine9.
En tant que médecins musulmanes ayant vécu l’islamophobie, nous suggérons un cadre pour démanteler l’islamophobie genrée dans le milieu médical. Ce cadre se concentre sur l’intégration, dans la formation médicale, d’une éducation sur l’islamophobie et de sa dimension genrée, sur le financement et la réalisation de travaux de recherche portant sur les expériences des fournisseurs de soins de santé d’origine musulmane, particulièrement les femmes, et sur la promulgation de politiques qui assurent que les musulmans, tout spécialement les femmes qui portent le hijab, sont en mesure de travailler dans des milieux sécuritaires, tant sur le plan physique que psychologique.
Les initiatives de formation en matière d’équité et de diversité mises en œuvre au sein des institutions de soins de santé et dans les revues spécialisées devraient tout particulièrement aborder les idées fausses à propos du hijab. Les stéréotypes néfastes perpétuent les biais implicites et explicites envers les musulmans, comme envers tous les groupes marginalisés, et ces stéréotypes doivent être déboulonnés afin de favoriser des changements significatifs au sein de la culture médicale10. La mise en place d’alliances demande, d’abord et avant tout, d’écouter, de valoriser et d’amplifier les voix des femmes musulmanes dans toute leur diversité raciale et ethnique. Ceci exige que les responsables des soins de santé créent des milieux favorables qui font la promotion et revendiquent de façon transparente des politiques anti-islamophobes. Une des solutions pour combattre les attitudes islamophobes consisterait à transformer les points de vue des personnes à partir des pratiques d’apprentissage et d’enseignement dialogiques déjà présentes au sein de la formation médicale et qui encouragent la réflexion critique sur les croyances et les biais11. L’apprentissage dialogique peut seulement s’effectuer au sein d’espaces sûrs qui permettent aux professionnelles de la santé d’origine musulmane qui portent le hijab de faire part de leurs expériences. Ce processus aidera à créer des partenariats significatifs afin de façonner les outils éducatifs et les innovations pédagogiques visant à atténuer les croyances et les stéréotypes discriminatoires.
Les études formelles portant sur les expériences des professionnelles de la santé musulmanes dans le milieu médical sont insuffisantes. Le soutien des besoins des prestataires de soins de santé d’origine musulmane exige un financement pour des travaux de recherche dédiés à la compréhension des expériences de discrimination et des besoins de cette population. Nous encourageons les établissements de soins de santé à allouer des ressources à la compréhension des fondements de la discrimination et des barrières systémiques auxquelles les travailleurs de la santé d’origine musulmane continuent de faire face au sein des institutions médicales, avec un accent mis sur les identités multiples.
Enfin et surtout, les politiques institutionnelles doivent créer des milieux de travail cliniques et de recherche qui sont sécuritaires et inclusifs. Les auteurs d’un récent exposé de synthèse résument comment les organisations médicales pourraient prendre des mesures en vue d’assurer une sécurité psychologique, grâce à un partage des pouvoirs et des connaissances, en créant des environnements éthiques forts et en assurant une culture d’évaluation et de reddition de comptes8. En appliquant ces principes à l’islamophobie genrée, les organisations devraient s’assurer que les femmes musulmanes sont représentées dans des postes de direction, comme les comités de rédaction, les administrations hospitalières et les directions universitaires. Par ailleurs, les établissements doivent avoir des structures qui permettent aux femmes musulmanes de dénoncer les expériences de discrimination ou de harcèlement et d’y remédier de façon sécuritaire. Les employeurs devraient bien connaître leurs devoir en matière d’accommodements, en respect des lois sur les droits de la personne au niveau fédéral et provincial, grâce à une formation spécifique sur les accommodements courants nécessaires aux professionnels de la santé d’origine musulmane. Voilà quelques suggestions pour instaurer des changements institutionnels qui facilitent l’inclusivité.
En abordant la discrimination dans les milieux de soins de santé, on crée un environnement de travail sécuritaire et juste, en plus d’accroître la qualité des soins prodigués aux patients, ce qui se traduit par de meilleures retombées pour les groupes marginalisés12. Les musulmanes visiblement identifiables font d’immenses contributions scientifiques et cliniques aux domaines médicaux, malgré la discrimination à laquelle elles font face sur une base quotidienne. Afin d’atténuer ce préjudice qui perdure, les établissements médicaux ont l’obligation de s’assurer que les hypothèses néfastes et les pratiques qui perpétuent l’islamophobie genrée soient anéanties.
Footnotes
Intérêts concurrents: Arfeen Malick est membre du conseil d’administration de l’Association médicale musulmane du Canada. Aucun autre intérêt concurrent n’a été déclaré.
Cet article a été révisé par des pairs.
Collaborateurs: Umberin Najeeb et Zainab Furqan étaient les autrices principales. Arfeen Malick, Umberin Najeeb et Zainab Furqan ont contribué à l’élaboration et à la conception du travail. Sarah Khan et Maysoon Eldoma ont rédigé le manuscrit. Toutes les autrices ont révisé de façon critique le contenu intellectuel important du manuscrit, ont donné leur approbation finale pour la version destinée à être publiée et endossent l’entière responsabilité de tous les aspects du travail.
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