Pierre-Paul Broca est le premier à soulever le caractère familial du cancer du sein en 1866, ce qui donne lieu à plusieurs siècles de recherche sur l’héritabilité du cancer. La variation des séquences du gène BRCA1 est isolée en 1994, et celle du BRCA2, l’année suivante. Non seulement ces découvertes confirment le caractère héréditaire du cancer du sein, mais elles permettent aussi, en 1996, la création de trousses de détection des mutations BRCA. Dès lors, les personnes à qui on a attribué le sexe féminin à la naissance qui en ont les moyens peuvent savoir rapidement et facilement si elles sont porteuses d’une telle mutation, et donc si elles présentent un risque significativement accru d’avoir un cancer du sein.
La prévalence du cancer du sein dans la population est d’environ 12,5 %; en revanche, en présence d’une mutation du gène BRCA1, le pourcentage de cancers du sein avant 80 ans grimpe à 55 %–72 %, et à 49 %–62 % en présence d’une mutation du gène BRCA21. La première étape a évidemment été la mise en place d’un dépistage régulier plus fréquent chez les personnes porteuses, accompagné d’examens d’imagerie par résonance magnétique hautement sensibles et de diverses options pharmacologiques. Toutefois, certaines personnes ont commencé à opter pour une solution beaucoup plus radicale: la mastectomie bilatérale préventive, une option proposée dès 1994, mais généralement peu utilisée jusqu’à très récemment2.
Autrefois entourée de secret, cette intervention fait l’objet d’éditoriaux dans le New York Times, de déclarations publiques de célébrités et de scénarios de téléromans pour jeunes adultes. Au 21e siècle, la multiplication des représentations publiques, positives et justes de la mastectomie bilatérale préventive dans la culture populaire donne lieu à des interrelations entre les traitements choisis par les personnes, les représentations culturelles et les perceptions de contrôle et de pouvoir.
La mastectomie bilatérale préventive offre l’occasion d’explorer les représentations et les pratiques et de comprendre les interactions entre l’histoire, les campagnes de sensibilisation, la culture, la représentation et les pratiques.
La mutilation que représentaient les premières mastectomies visant à traiter le cancer du sein ainsi que la grande importance accordée à la féminité, à la sexualité et à l’identité personnelle sont des concepts souvent aux antipodes3,4. La représentation culturelle de la mastectomie comme le pire des scénarios remonte loin dans le temps. Dans un poème des années 1930, « Miss Gee », W.H. Auden décrit le cancer comme une chose qui touche les « femmes sans enfants » et sert « d’exutoire à leur élan créatif brimé », donnant ainsi une réponse un peu simpliste au médecin qui demande « mais pourquoi n’êtes-vous pas venue plus tôt? ». Plus récemment, un épisode de la série Law & Order diffusé en 1994, intitulé « Second Opinion », met en scène des femmes ayant choisi d’autres interventions médicales que la mastectomie. La mastectomie bilatérale préventive n’est que l’une des options thérapeutiques et, sous plusieurs aspects, c’est la plus radicale; de récentes représentations ont contribué à l’associer à une prise de contrôle par la personne. Plusieurs questions demeurent, notamment quant au moment idéal pour effectuer l’intervention, à ses répercussions psychologiques et à ses avantages à long terme. Ce que l’on sait, c’est qu’aux États-Unis en particulier, le recours à cette solution est en hausse, avec une augmentation remarquable de près de 1 % par mois depuis 2013, comparativement à une hausse mensuelle de 0,2 % auparavant. Les taux ont triplé au cours des 20 dernières années5,6.
Les préjugés sur le cancer du sein ont commencé à disparaître dans les années 1980, grâce à d’efficaces réseaux et groupes de défense des droits des malades agissant avec le soutien financier du secteur privé7,8. Inspirée par le travail des activistes engagés dans la lutte contre le SIDA, la campagne du ruban rose n’est qu’une des approches qui ont fort bien réussi à encourager le dépistage régulier, la conversation publique sur le diagnostic et la collecte de fonds pour la recherche subventionnée. Parallèlement à des représentations très publicisées de mastectomies préventives, ces facteurs ont non seulement fait connaître cette intervention, mais ont aussi contribué à en faire une option viable. Aux États-Unis, contrairement à la mastectomie postdiagnostique, la mastectomie bilatérale préventive ne fait pas l’objet d’une obligation de remboursement par les assureurs, mais nombre d’entre eux décident de couvrir cette intervention, car elle est plus économique qu’un suivi régulier intensif pour les personnes à risque, et nettement moins chère que le traitement du cancer.
Le nombre de personnes demandant une mastectomie préventive a connu une brusque hausse après 2013, en même temps que le dépistage, notamment le dépistage génétique5. Cette montée est due en grande partie à « l’effet Angelina Jolie », c’est-à-dire l’incidence d’un article publié par l’actrice dans le New York Times en 2013. Elle y révèle sa propre mastectomie préventive et décrit les raisons qui l’ont poussée à faire ce choix9. Jolie, dont la mère est décédée du cancer du sein, a raconté son histoire très publiquement, ce qui a immédiatement moussé l’intérêt pour cette intervention dans la société10. Dans son article, elle promeut la responsabilisation de la patiente, pressant les personnes à risque de prendre le contrôle de leur santé et de leur avenir en envisageant cette solution. Nombre de personnes, possiblement informées ou inspirées par l’actrice, ont saisi l’occasion de demander un dépistage des mutations BRCA, et si c’était indiqué, ont réussi à échapper à la corvée des dépistages fréquents et à un avenir incertain, grâce à une mastectomie préventive.
Loin d’être la première à avoir subi cette intervention, Angelina Jolie en est toutefois la championne la plus en vue jusqu’à présent. Les chiffres mettant en évidence l’effet Angelina Jolie font partie de l’équation. Les activités de représentation font partie de l’équation. Le dépistage des mutations BRCA — dont la couverture est réservée à une patientèle désignée aux États-Unis et dont les coûts, avant l’arrêt rendu en 2013 contre l’entreprise de biotechnologie Myriad, étaient prohibitifs — fait partie de l’équation11. La couverture d’assurance est, comme toujours, une autre partie — incroyablement complexe — de l’équation. Sans compter que la donne a changé.
Pour illustrer l’évolution de l’attitude face à la mastectomie depuis 1994, prenons Jane Sloan, 1 des 3 protagonistes de la série télévisée The Bold Type. Jane est une jeune femme blanche; à un très jeune âge, elle perd sa mère, qui succombe à un cancer du sein. Dans cette histoire campée en 2019, Jane apprend qu’elle a hérité d’une mutation BRCA. La série explore longuement le cheminement du personnage dans de nombreux épisodes qui relatent, entre autres, sa décision de recourir à une mastectomie bilatérale préventive. Pour préparer l’arc narratif, les scénaristes et les actrices et acteurs ont étudié l’aspect médical et l’expérience de la chirurgie, l’équipe étant pleinement consciente de sa responsabilité de traiter avec précision un sujet aussi sensible. Jane a opté pour la reconstruction, et sa convalescence — ainsi que les ravages et les conséquences physiques qu’elle implique — est dépeinte avec sensibilité et réalisme. La complexité de ses émotions entourant l’ensemble de l’expérience devient un point central de la série, qui traite du poids d’une telle décision pour une femme relativement jeune, du fardeau émotionnel du décès de la mère, du sentiment de perte de contrôle doublée d’une profonde reprise de pouvoir sur la maladie et la santé, des aléas de la convalescence après une reconstruction mammaire, sans oublier l’impression de Jane d’être coupée de son propre corps et de sa nouvelle poitrine, qui lui paraît étrangère. La série aborde ces sujets avec profondeur et tout en nuances; contrairement aux représentations antérieures de la mastectomie, le cheminement de Jane est empreint de force, d’agentivité et, ultimement, de positivité. Malgré un certain manque de représentativité — Jane est une femme blanche cisgenre disposant d’une assurance maladie — le récit dont il est question ici en est un sur la continuité et la concrétisation de l’effet Angelina Jolie, effet qui, luimême, n’est qu’un aspect s’inscrivant dans un long processus de changement des approches concernant la mastectomie préventive.
Les représentations culturelles de cette intervention — à la fois par une patiente réelle comme Angelina Jolie et par un personnage de fiction comme Jane Sloan — mettent en lumière l’interaction entre la pratique de la médecine, les options thérapeutiques et le discours populaire. La culture peut entraîner un changement véritable non seulement dans l’att i tude de la patientèle, mais également dans le sens du traitement lui-même. De telles chirurgies se généralisent, à la fois comme intervention, mais également dans les conversations, qui débordent du cadre professionnel pour s’immiscer à la télévision et dans les journaux et la culture populaire. Les résonances émotionnelles, culturelles et pratiques des mastectomies sont profondes et puissantes. Le fait de choisir proactivement le recours à cette chirurgie est un acte puissant et complexe sur de nombreux plans qui, sans ces représentations revendicatrices et informatives, aurait été impensable pour beaucoup de personnes.
Les personnes qui sont génétiquement à risque accru d’avoir le cancer du sein pourraient se tourner vers la mastectomie préventive afin d’avoir le sentiment de reprendre les commandes de leur propre santé. Il reste encore beaucoup à apprendre sur les aspects médicaux, psychologiques, culturels et sociaux de cette pratique, mais la perception et la représentation de la mastectomie, notamment de la mastectomie bilatérale préventive, ont changé du tout au tout; l’intervention est aujourd’hui considérée à la fois comme une option médicale viable et une façon pour les personnes à risque de reprendre le contrôle sur leur corps et leur santé.
Footnotes
Cet article a été sollicité et il a été révisé par des pairs.
Intérêts concurrents: Sharrona Pearl déclare avoir reçu une subvention pour son déplacement de l’American Association for the History of Medicine pour présenter cet article à la réunion annuelle. Ces travaux ont été financés en partie par une bourse Stein Family de l’Université Drexel. Aucun autre intérêt concurrent n’a été déclaré.
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