Voir la version anglaise de l’article ici: www.cmaj.ca/lookup/doi/10.1503/cmaj.211515 Pour un témoignage direct sur ce programme, voir www.cmaj.ca/lookup/doi/10.1503/cmaj.220649-f
Les consommateurs de drogues courent un risque accru de décès en raison de l’approvisionnement de drogues non réglementé.
Un approvisionnement sécuritaire, notamment pour les opioïdes comme l’hydromorphone et le fentanyl ainsi que pour les psychostimulants, pourrait réduire le risque de décès par surdose, diminuer les autres préjudices de l’utilisation de substances psychoactives et favoriser l’engagement des patients envers les soins.
Le Safer Alternatives for Emergency Response (SAFER) est un programme d’approvisionnement sécuritaire, souple et peu restrictif qui offre plusieurs substituts pharmaceutiques, dont le fentanyl, et qui s’intègre aux soins de santé et services sociaux.
La réduction des préjudices, les soins primaires et le traitement des troubles liés à l’usage de substances peuvent coexister efficacement.
De janvier 2016 à juin 2021, 24 626 personnes sont décédées d’une intoxication aux opioïdes au Canada1. Cette crise de santé publique actuelle est largement attribuable à l’infiltration du fentanyl de fabrication illégale et d’autres adultérants dangereux dans l’approvisionnement en drogues illicites. Une telle situation a conduit à la mise en œuvre de diverses interventions en matière d’éducation, de réduction des préjudices et de traitement du trouble lié à l’usage de substances psychoactives. Néanmoins, ces efforts s’avèrent insuffisants, et le nombre de décès par intoxication aux drogues ne cesse d’augmenter. En outre, un grand nombre de personnes n’ont pas recours aux traitements classiques; à titre d’exemple, seule une minorité de patients aux prises avec un trouble lié à la consommation d’opioïdes reçoivent régulièrement des médicaments2. De plus, si l’on en croit les données récentes, l’efficacité de ces traitements serait réduite, face aux drogues désormais offertes sur le marché. C’est notamment le cas pour la buprénorphine chez les personnes consommant du fentanyl, par rapport aux consommateurs d’héroïne3. L’exposition involontaire au fentanyl des consommateurs de stimulants et d’autres produits, comme les benzodiazépines, suscite également des inquiétudes.
Une telle réalité a déclenché des appels en faveur d’une offre licite et réglementée de substances psychoactives, autrement dit un « approvisionnement sécuritaire », en particulier d’options souples et peu restrictives qui répondraient aux besoins et aux objectifs divers des consommateurs de drogues4.
Qu’est-ce que le programme SAFER?
Lancé en avril 2021 à Vancouver, le programme SAFER (pour Safer Alternatives for Emergency Response, soit « solutions de rechange sûres en réponse à une situation d’urgence ») offre un approvisionnement sécuritaire de substituts aux drogues toxiques qui circulent sur le marché, sous forme de médicaments prescrits hors indication. Ce programme, administré par un organisme à but non lucratif (PHS Community Services Society) en partenariat avec Vancouver Coastal Health, est financé par le Programme sur l’usage et les dépendances aux substances de Santé Canada. Il est supervisé par une équipe multidisciplinaire composée de médecins, d’infirmières, de pharmaciens, de travailleurs sociaux et de personnes ayant vécu ou vivant une expérience de consommation de substances. L’approche du programme SAFER peut être perçue comme un complément à la pharmacothérapie utilisée contre le trouble lié à l’usage de substances psychoactives, comme le traitement par agonistes opioïdes (TAO). Cependant, contrairement au TAO, souvent prescrit pour atteindre l’abstinence, le programme SAFER a pour principal objectif de prévenir les surdoses et autres préjudices, en réduisant la dépendance au marché imprévisible et non réglementé des drogues. L’organisme fournit, entre autres, des médicaments ayant des effets physiologiques et psychiques souvent recherchés par les consommateurs de drogues, mais obtenus uniquement à l’aide de drogues illicites, et non par les traitements classiques du type TAO5.
Qui est admissible?
L’admissibilité au programme SAFER est fondée sur la consommation continue de substances psychoactives et la vulnérabilité aux préjudices qui y sont associés. Lors de l’admission, une évaluation du participant permet de déterminer les options médicamenteuses adéquates et les précautions à prendre en raison d’affections qui réduiraient la tolérabilité des médicaments distribués. Les facteurs de vulnérabilité supplémentaire (comme la grossesse ou le jeune âge) et l’utilisation concomitante de substances, en particulier l’alcool, nécessitent un counselling supplémentaire. En l’absence de contre-indications absolues à la participation, le programme établit la pertinence de l’intervention, reconnaît l’autonomie des participants et facilite l’accès à un traitement du trouble lié à l’usage de substances psychoactives fondé sur des données probantes, en fonction des objectifs des participants.
Comment le programme est-il dispensé?
Les participants inscrits ont accès à des médicaments, notamment des opioïdes tels que l’hydromorphone et le fentanyl, pour remplacer les substances illicites qu’ils consomment. Diverses options leur sont proposées: préparations injectables, sublinguales, orales et transdermiques. Le programme SAFER innove, en offrant du fentanyl, un substitut direct du principal opioïde qu’on retrouve dans l’offre locale en drogues illicites. Mais il s’agit ici d’un produit de teneur connue et sans adultérants dangereux. Les participants peuvent choisir entre une administration progressive commençant par de faibles doses pour éprouver la tolérance, avant de passer à une teneur supérieure, ou une dose fixe prise selon le besoin. En raison du nombre croissant de décès par surdose de stimulants au Canada et des options de traitement limitées pour le trouble lié à l’usage de stimulants, on prescrit également des psychostimulants, notamment le méthylphénidate et la dextroamphétamine.
Il existe un protocole propre à chaque médicament, étroitement supervisé par le personnel infirmier, contrairement aux TAO, qui exigent généralement l’évaluation d’un médecin pour modifier la posologie prescrite. La teneur des doses initiales est normalisée en vue d’assurer la tolérance; on procède ensuite à des ajustements pour obtenir l’effet désiré et favoriser l’autonomie des participants en matière de consommation. Les autres caractéristiques du programme pour améliorer la participation concernent l’autorisation de consommer sur place des substances illicites. Autrement dit, il s’agit d’un service de consommation supervisée, dans un espace physique démédicalisé et encadré par les pairs. Contrairement au TAO, généralement administré 1 fois par jour et résilié après l’omission de quelques doses consécutives, le programme SAFER n’impose pas d’horaire préétabli pour l’accès aux médicaments. Les participants peuvent ainsi revenir plusieurs fois par jour ou s’absenter pendant un certain temps; de plus, à la différence de la plupart des autres options d’approvisionnement sécuritaire existantes, ils ne sont pas tenus de rester sous TAO. En dissociant ces interventions, le programme SAFER vise à réduire les préjudices, à promouvoir l’autonomie des participants et à améliorer les relations entre participants et prestataires.
Comme le programme SAFER s’intègre aux soins de santé et aux services sociaux, les participants ont accès à des soins primaires sur place, dispensés par des prestataires formés au traitement des toxicomanies. Le programme partage ses locaux avec un centre de prévention des surdoses d’accès facile qui offre, entre autres, des seringues, des trousses de naloxone à emporter et des services de vérification des drogues.
Quels sont les préjudices potentiels?
L’approvisionnement sécuritaire comporte un risque: le détournement. Les recommandations concernant la surveillance et la prestation en tiennent compte dans les lignes directrices actuelles pour la prescription de substituts pharmaceutiques6. Au début, tous les participants au programme SAFER doivent prendre les substances fournies sur place et passer des tests urinaires de dépistage pour détecter un éventuel détournement (p. ex., dépistage négatif des médicaments prescrits dans le cadre du programme SAFER).
Une autre inquiétude concerne le fait que l’utilisation de substituts pharmaceutiques pourrait perpétuer la consommation de substances et miner l’engagement à l’égard du traitement. Néanmoins, le programme SAFER cherche avant tout à réduire le risque de surdose et ne vise pas nécessairement l’abstinence, à moins que le participant ne le souhaite. En outre, l’approvisionnement sécuritaire et le traitement du trouble lié à l’usage de substances psychoactives ne s’excluent pas mutuellement et peuvent se dérouler simultanément.
Quelles sont les données probantes à ce jour?
Lors d’essais cliniques antérieurs, l’efficacité de la diacétylmorphine (héroïne) et de l’hydromorphone administrées par voie intraveineuse (formes de TAO injectables) a été démontrée pour les patients à qui la méthadone seule ne suffit pas7,8. Par ailleurs, les données récentes laissent entrevoir l’efficacité de certains psychostimulants prescrits pour le traitement du trouble lié à l’usage de psychostimulants9. Toutefois, ces études, menées dans des contextes hautement contrôlés et médicalisés, sont antérieures à l’émergence du fentanyl sur le marché des drogues illicites, ce qui peut mettre en cause l’efficacité des médicaments susmentionnés.
Les évaluations récentes des programmes de distribution de comprimés d’hydromorphone à Vancouver et à London, en Ontario, montrent des améliorations en matière de santé, de sécurité économique et de soulagement de la douleur, ainsi qu’une réduction de la consommation de drogues illicites10,11. Ces évaluations font également état de difficultés importantes, notamment le manque de substituts pharmaceutiques pour les participants au programme11,12.
Jusqu’à présent, 58 participants se sont inscrits au programme SAFER, et la liste d’attente en compte autant, en attendant qu’un local plus spacieux permette d’augmenter la capacité. Les premières évaluations informelles indiquent que les participants perçoivent un avantage à disposer de nouvelles options en cas d’inefficacité des formes classiques de traitement et pour la réduction des risques. Les cliniciens du programme notent une meilleure prise en charge des maladies chroniques et une plus grande observance thérapeutique.
Une évaluation scientifique du programme SAFER financée par Vancouver Coastal Health fera le point sur l’efficacité du programme en matière de réduction du risque de surdose et de maintien de la continuité des soins (p. ex., soins primaires, réduction des préjudices et traitement du trouble lié à l’usage de substances psychoactives), tout en évitant les effets indésirables. Deux des coauteurs (M.C.K. et T.K.) dirigent cette évaluation, en collaboration avec les responsables du programme SAFER et avec la participation continue d’organismes partenaires et de personnes ayant vécu ou vivant une expérience de consommation de substances. Une cohorte prospective d’environ 200 participants au programme SAFER est en cours de constitution afin de mener l’évaluation. La collecte de données se fera au moyen de questionnaires initiaux et semestriels sur 2 ans, reliés de manière confidentielle aux données du programme et à une série de bases de données administratives externes sur la santé (p. ex., statistiques démographiques, soins ambulatoires). En outre, un sous-ensemble d’environ 40 participants de cette cohorte passera des entretiens qualitatifs approfondis à l’inscription, puis de 3–6 mois après celle-ci. Les données ainsi obtenues serviront à réaliser des analyses statistiques longitudinales pour produire des résultats d’intérêt (p. ex., surdoses non mortelles et mortelles, observance thérapeutique, recours à d’autres services). Une enquête qualitative sur l’expérience vécue des participants permettra de préciser les influences individuelles et contextuelles sur la mobilisation des participants et les résultats du programme.
Que peut-on attendre de l’avenir?
Le programme SAFER n’est offert initialement qu’à Vancouver, mais des programmes similaires d’approvisionnement sécuritaire ont été mis en œuvre ou sont envisagés dans d’autres contextes canadiens. Si l’on inclut le programme SAFER, Santé Canada a financé 18 programmes pilotes d’approvisionnement sécuritaire depuis 201913. Les recherches futures devraient analyser l’incidence des caractéristiques et des contextes (p. ex., médicaments offerts, modèles de prestation, contextes politiques) de ces programmes sur leur efficacité. L’approvisionnement sécuritaire fait consensus chez les experts comme étant l’une des mesures les plus prometteuses pour freiner la crise des intoxications aux opioïdes. Il est donc essentiel de supprimer les restrictions à l’accès, d’étendre la couverture, de mener des évaluations rigoureuses et de redéfinir les approches de prestation, afin de maximiser les résultats potentiels de telles initiatives.
Le JAMC vous invite à soumettre vos textes pour la rubrique « Innovations » qui met en évidence les récentes avancées diagnostiques et thérapeutiques. De nouvelles utilisations de traitements existants seront également considérées. Pour la publication, les avantages de l’innovation, sa disponibilité et ses limites doivent être mis en évidence clairement, mais brièvement. Les éléments visuels (images) sont essentiels. Veuillez soumettre de brefs articles factuels (1000 mots et 5 références maximum) en ligne au http://mc.manuscriptcentral.com/cmaj ou envoyez un courriel à andreas. laupacis{at}cmaj.ca pour échanger des idées.
Footnotes
Intérêts concurrents: Sukhpreet Klaire est médecin et Christy Sutherland est directrice médicale de la PHS Community Services Society, un organisme sans but lucratif qui gère le programme Safer Alternatives for Emergency Response (SAFER) en partenariat avec la Vancouver Coastal Health. Christy Sutherland fait également état de subventions de Santé Canada et d’honoraires de consultation d’AIDS Vancouver Island, en dehors du travail soumis. Aucun autre intérêt concurrent n’a été déclaré.
Cet article a été revu par des pairs.
Collaborateurs: Christy Sutherland, Thomas Kerr et Mary Clare Kennedy ont conçu et réalisé le travail. Sukhpreet Klaire a rédigé la version initiale du manuscrit. Tous les auteurs ont révisé de manière critique le contenu intellectuel important, ont donné leur approbation finale pour la version destinée à être publiée et ont accepté d’être responsables de tous les aspects du travail.
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