En préparant le nouveau budget fédéral, le premier ministre Chrétien et son ministre des Finances ne se sont pas contentés d'une lecture superficielle du rapport Romanow1 : ils en ont versé presque tous les éléments à leur «panier d'emplettes», du congé de compassion aux encouragements à l'exercice, en passant par les appareils d'IRM. Le mécanisme de livraison de leurs emplettes — le nouvel Accord des premiers ministres pour le renouvellement du système de santé — a été établi avec les premiers ministres des provinces et territoires : l'envoi ne sera pas gratuit et ne comportera aucune garantie de remboursement, mais au moins on pourra le suivre à la trace. En effet, les 34,8 milliards de dollars sur 5 ans de cette course aux emplettes du gouvernement fédéral sont assortis de conditions : les fonds doivent servir aux fins prévues et il faudra produire chaque année un rapport d'étape. On ne s'entend pas quant à la provenance de ces fonds (est-ce de l'argent frais ou de l'argent redirigé?) mais à prime abord, il s'agit d'une hausse de 31 % du total des dépenses (publiques et directes) pour les soins de santé au Canada. Et si le ciblage des fonds et l'imposition de mécanismes d'imputabilité fonctionnent, la plupart des médecins et des patients devraient constater au cours des 5 prochaines années, dans leurs cabinets, leurs cliniques, leurs urgences, leurs services de radiologie et leurs services à domicile, des résultats tangibles de ces dépenses fédérales.
La plus grande part de l'argent fédéral, le Fonds de réforme de la santé (16 milliards ou 46 %), est assorti des conditions suivantes : les fonds doivent servir à instaurer une réforme pluridisciplinaire des soins de santé primaires, à étendre les services de soins à domicile et à alléger le fardeau des médicaments à coût exorbitant. De ces 3 éléments, la réforme des soins primaires aura le plus d'impact sur l'exercice de la médecine et recevra probablement la plus grande proportion des fonds. Il y a lieu de prêter attention à l'interprétation quasi littérale du rapport Romanow que fait le gouvernement fédéral en ciblant les fonds aux fins «d'organismes ou d'équipes multidisciplinaires de soins primaires, pour faire en sorte qu'au moins la moitié de la population de chacune des administrations ait accès à un fournisseur pertinent de soins de santé jour et nuit, sept jours par semaine»2.
Manifestement, M. Romanow ne croit pas qu'il existe une pénurie de médecins. La crise, selon lui, réside en nursing : trop peu de diplômés viennent remplacer une main-d'œuvre vieillissante, trop de gens sont insatisfaits de leurs conditions de travail, et les questions de champ d'exercice professionnel demeurent litigieuses. Ainsi, il ne faut pas s'étonner que les 90 millions de dollars attribués par le gouvernement fédéral à «la planification et la coordination des ressources humaines en santé» soient consacrés principalement à soulager la crise en nursing.
Selon M. Romanow, si de nombreux Canadiens ont du mal à trouver un médecin de famille (15 %, selon un récent sondage du Collège des médecins de famille du Canada3), 2 facteurs sont en cause : la mauvaise répartition des médecins et les champs d'exercice professionnel. La difficulté de recruter et de conserver des médecins dans les régions rurales et éloignées est bien connue; à cet égard, le rapport Romanow n'a pas eu grand-chose de nouveau à dire et le budget fédéral n'a pas prévu de fonds ciblés. En ce qui concerne les champs d'exercice, M. Romanow a été concis et direct : chaque profession de la santé, a-t-il écrit, «défend jalousement son champ d'exercice. Si chaque groupe professionnel accepte sans broncher un élargissement de ses responsabilités, aucun n'est prêt à céder à d'autres certaines des fonctions qu'il exerce»4. Les réformes que prévoit le budget fédéral sont peut-être destinées à transformer cette situation. À mesure que les fonds deviendront disponibles pour les équipes multidisciplinaires à Rimouski, à Renfrew et à Red Deer, les médecins — et surtout les médecins de famille — doivent s'attendre à ce que l'on insiste de plus pour qu'ils travaillent en collaboration avec les autres professionnels de la santé, principalement les infirmières, à la prestation de services 24 heures par jour, 7 jours sur 7. Et, puisqu'on ne s'est pas engagé à fournir davantage de médecins de famille, ceux qui sont déjà en pratique devront envisager de restreindre leur champ d'exercice aux domaines où l'on a le plus besoin de leurs compétences particulières et de permettre aux infirmières et autres de jouer un plus grand rôle.
Pour relever le défi, il faudra évaluer soigneusement et objectivement le rôle de la médecine familiale, cette spécialité en perte de vitesse4,5,6. Il est déjà difficile de recruter en médecine familiale, comme le montre bien l'exercice de jumelage du SCJR de cette année (voir Nouvelles, p. 881)7. Tandis que les infirmières seront encouragées par les dollars du fédéral à élargir leur rôle en soins primaires, les médecins de famille devront réexaminer le leur. Les médecins de famille devront peut-être choisir entre estomper leur rôle ou le préciser. La médecine de famille deviendra-t-elle une spécialité érodée et insatisfaite, ou arrivera-t-elle à se renouveler en se redéfinissant, de sorte que les compétences diagnostiques et cliniques des médecins de famille seront utilisées à meilleur escient et plus efficacement? — JAMC